Société
Antispécisme, comment lutter face à la folie ?
Mieux respecter les animaux suppose-t-il de leur donner des droits ? Et s’ils ont des droits, seront-ils les égaux de l’homme ?
La préoccupation pour le bien-être animal s’impose peu à peu comme une tendance de fond, à la fois culturelle et politique. On pourrait être mesquin et rappeler que dans le même temps, la SPA nous apprend que jamais autant d’animaux n’ont été abandonnés qu’en cet été 2023… Mais enfin, qu’importe si les gens professent en public des vertus d'antispécisme qu’ils piétinent en privé, il n’en reste pas moins que le sort des animaux est aujourd’hui plus que jamais au cœur des débats.
Or personne à ma connaissance ne plaide pour davantage de cruauté à leur égard. Demandez aux gens dans un sondage s’il faut « mieux respecter les animaux », vous aurez 100 % de réponses favorables. D’accord, mais mieux les respecter, qu’est-ce à dire ? On peut schématiquement distinguer deux courants au sein de la cause animale. Le premier consiste à réclamer une amélioration des conditions d’élevage des animaux de ferme et la lutte contre toute forme de cruauté à l’endroit des animaux. Le second, bien plus radical, entend abolir toute forme d’exploitation des animaux par l’homme. C’est à ce second courant, abolitionniste, que je me suis intéressé, ou plus exactement à l’idéologie qui le sous-tend : l’antispécisme, la lutte pour l’abolition des différences de traitement entre les animaux humains et non-humains… L’antispécisme entend reconnaître aux animaux des droits fondamentaux, calqués sur le modèle des droits de l’homme. Son principe est simple : il n’y a pas de hiérarchie dans la souffrance, c’est-à-dire qu’il n’est pas moins injuste de faire souffrir un animal qu’un être humain. L’antispécisme plaide pour une « égalité de considération » entre les humains et les autres animaux.
Dans votre livre, vous citez Karl Marx : « La conscience humaine est la divinité suprême, devant la face de laquelle il ne saurait y avoir aucune autre divinité ». Quelle fut la conséquence de cette auto-sacralisation de l’homme ?
Je cite en effet Karl Marx pour retracer, en m’inspirant des intuitions de Rémi Brague, la manière dont l’homme s’est progressivement affirmé face à l’animal. L’humanité fait d’abord le constat de ses différences avec les autres animaux, puis peu à peu interprète cette différence comme une supériorité – celle qu’énonce Aristote quand il dit que « l’homme est le meilleur parmi les êtres vivants ». L’homme est certes un animal, mais un animal rationnel, ou un animal politique, ou encore un animal spirituel : bref, peu importe l’adjectif qu’on ajoute, à la fin, l’homme est plus qu’un simple animal. Les Hébreux diront que c’est parce qu’il est créé à l’image de Dieu… Toute l’anthropologie occidentale se fonde, depuis, sur cette double affirmation dans la philosophie grecque et dans la Genèse d’une prééminence de l’homme sur le reste du règne animal. Cette pétition de principe finit toutefois par ne plus suffire, et à l’aube des temps modernes, l’homme s’affirme par la conquête : c’est le progrès scientifique et technique qui lui assure sa légitimité.
J’en arrive enfin à Marx : pour Rémi Brague, l’ultime affirmation humaine se fait par un geste d’exclusion. C’est le projet de l’humanisme athée né après les Lumières : une auto-affirmation de l’homme qui creuse un fossé entre lui et l’animal mais aussi entre lui et Dieu (puisqu’il ne veut plus d’un Dieu dont il serait seulement l’image). Cette posture résumée par la citation de Karl Marx rappelée dans votre question tend vers l’idolâtrie de l’homme par lui-même.
Le drame de cet humanisme est que l’histoire, bien vite, a ébranlé ses convictions les plus profondes : les atrocités du XXème siècle contredisent de plein fouet la certitude que nous avions d’être les meilleurs des animaux. Peut-être même serions-nous, finalement, les pires… L’homme débarrassé des dieux qui garantissaient jusqu’ici sa primauté sur les autres êtres vivants se retrouve bien seul, lorsqu’il est tout à coup confronté à ce doute existentiel sur sa propre légitimité. L’auto-sacralisation de l’homme a donc accéléré sa destitution : nous sommes en plein dedans.
Louise Michel, figure emblématique de la Commune de Paris, considérait que la violence subie par les animaux à l’abattoir résulte de la même logique que la violence bourgeoise contre le prolétariat. Est-ce là l’un des fondements de l’idéologie antispéciste ?
À bien des égards, l’antispécisme reprend à son compte les codes du marxisme : ses adeptes rêvent d’une « libération » animale, à la façon d’une révolte spartakiste ; Aymeric Caron dit même que « la protection animale est le marxisme du XXIème siècle ». L’animal est le nouveau prolétaire et l’éleveur, le nouveau bourgeois ; nous autres, consommateurs, nous sommes les complices… Il y a plusieurs façons de lire cette ressemblance entre la lutte des classes et la lutte des espèces. La plus plausible est une forme d’opportunisme de la part des militants de la cause animale, qui se rêvent en dignes successeurs des grands justiciers de l’histoire. Il y aurait là matière à une analyse psychologique passionnante : dans la tête d’un militant convaincu que sa raison d’être est conditionnée à l’existence de grandes causes politiques à mener, rien n’est plus insupportable qu’un monde à peu près juste. C’est tout de même amusant, cette phrase de Peter Singer, pionnier de la pensée antispéciste, qui écrit dans La Libération animale : « Nous devrions toujours hésiter avant de parler de la dernière forme existante de discrimination ». À croire qu’avec un peu d’imagination, on inventera toujours une nouvelle bataille à livrer sur le front de la justice sociale.
Mais plus sérieusement, la comparaison que fait Louise Michel entre le sort des animaux de ferme et celui des ouvriers trahit une obsession à gauche : celle de ne vouloir lire le réel qu’à l’aune de la dialectique entre le maître et l’esclave. Aujourd’hui, on dirait « dominant » et « opprimé ». Sur le vaste marché des luttes contre les oppressions systémiques, la cause animale est une opportunité comme une autre de se donner des airs de rebelle en luttant contre l’ordre établi.
Sauf que mettre à l’arrêt l'industrie de l’élevage mettra en péril de nombreux ouvriers agricoles… Comment les militants pour la libération animale tiennent-ils compte de cela ?
J’imagine qu’ils s’en fichent un peu : dans leur esprit, les élevages et les abattoirs sont comparables aux camps de concentration des nazis. L’argument est aussi indécent qu’il est fort utile : lorsque les Alliés sont entrés dans Auschwitz, personne n’aurait eu l’idée de leur reprocher de mettre au chômage les SS…
Quand on regarde la communication de L214, l’association qui lutte en France pour l’abolition de la viande, on observe que ses membres s’en prennent davantage à un système qu’à des personnes. Pour eux, le vrai coupable, c'est le « carnisme », une sorte d’idéologie comparable au concept de « superstructure » chez Marx, qui légitime et rend possible l’abattage des animaux.
Peter Singer, grande figure de l’antispécisme, a défendu la zoophilie. Provocation ou ultime folie ?
Parmi les défenseurs des animaux, on trouve des partisans d'une banalisation de la zoophilie. Ils ne sont pas majoritaires, mais c'est tout de même significatif. Par exemple la fantasque Donna Haraway, pionnière du mouvement queer et soutien important de la cause animale depuis une trentaine d'années, qui raconte dans ses livres s'y être elle-même adonnée avec sa chienne. Mais plus intéressante encore, et moins connue, est en effet la position de Peter Singer. Le fondateur du courant pour la libération animale et figure de proue des intellectuels du mouvement a notamment publié en 2001 un article dans lequel il détaille son point de vue. Il déplore d'abord l'existence des tabous en matière de morale sexuelle, quels qu'ils soient, car pour lui la sexualité est une pulsion purement animale. C'est une façon déjà de ramener le comportement humain, y compris en matière de mœurs, à de simples instincts animaux. Il cite ensuite une étude douteuse qui tendrait à prouver que la zoophilie est bien plus courante qu'on ne le croit. Puis, il développe son analyse : comme le tabou de la zoophilie résulte d'une séparation philosophique radicale entre l'homme et l'animal, il faut s’en affranchir.
Ce qui le dérange, c'est donc le maintien d'une frontière artificielle entre humains et animaux. Il cite ensuite l'exemple d'un primatologue qui trouvait normal que, dans un centre pour orangs-outangs, il puisse y avoir des interactions sexuelles entre soigneurs et grands singes. Conclusion de Peter Singer : l'idée de copuler avec des singes n'est pas choquante, « parce que nous sommes des animaux, voire plus précisément, que nous sommes des grands singes. Cela implique que la zoophilie doit cesser d'être une offense à notre dignité en tant qu'humains. » Confirmant donc ce que je n'ai de cesse d'expliquer : les antispécistes se moquent du bien-être des animaux, leur obsession n'est pas d'abord de leur donner des droits mais de déconstruire l'être humain, de le ramener à n'être plus qu'un animal comme les autres.
La vision radicale, et celle plus nuancée, du combat pour le bien-être animal, pourront-elles coexister longtemps sans devenir une menace l’une pour l’autre ?
Je crois plutôt qu’elles se rendent service et se consolident l’une l’autre. Nous sommes de plus en plus enclins à juger qu’il faut donner davantage de droits aux animaux, à plus forte raison si l’on se rassure en se disant que l’on ne communie pas pour autant à tous les excès que prône l’antispécisme. Sauf que tôt ou tard, cette tendance autorise à interdire un certain nombre de pratiques liées aux animaux : en ce moment, les grandes villes interdisent les balades à dos de poney dans les parcs et jardins, par exemple. Des députés essaient régulièrement d’abolir la corrida. On a exclu plusieurs formes de chasses traditionnelles, comme la chasse à la glu, et bientôt, on interdira la chasse à courre… Tout ceci semble n’avoir que peu d’importance, mais à terme, c’est le principe même de la chasse et de l’élevage que l’on mettra en cause. La nuance ne sert que de déguisement pour une radicalité plus discrète, et plus patiente aussi : tout vient à point aux idéologues qui savent attendre, et qui savent aussi que le vent de l’opinion souffle dans leur sens.
En réalité, ce que l’on s’interdit de faire pendant ce temps, c’est de réaffirmer une véritable anthropologie. Tant que les animalistes monopolisent la parole politique et médiatique, on s’interdit de penser correctement l’homme, et donc de rétablir les principes qui nous autorisent encore à penser une séparation radicale entre le destin de l’humanité et celui du monde animal.
L'antispécisme est-il le nouveau combat des « bobos » après le féminisme ?
Je ne sais pas très bien ce qu’est un bobo, et après tout, il n’est pas impossible que j’en sois un moi-même… En tout cas, si vous voulez dire par là qu’il s’agit d’un combat mené par des urbains, détrompez-vous : une note d’analyse de Jérôme Fourquet sur le vote en faveur du Parti animaliste a montré que les électeurs les plus sensibles à la question animale sont loin d’être tous des habitants des centre-ville de grandes métropoles.
Pour faire simple, je dirais que la cause animale commence à gagner du terrain dès lors que quelqu’un commence à se dire, et ce n’est plus si rare : « je préfère mon chien à mon voisin ». L’antispécisme prospère sur le terreau fertile d’une profonde misanthropie contemporaine, laquelle n’est pas, tant s’en faut, l’apanage de la jeunesse parisienne branchée.
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