Société
[Critique] L’État servile : le capitalisme contre la liberté
« L’esclavage a fait partie de la structure même de l’Europe […] jusqu’à ce que l’Europe s’engage dans cette expérience morale considérable appelée la Foi, dont beaucoup pensent qu’elle est maintenant révolue et abandonnée, et de l’échec de laquelle il semblerait que l’ancienne et première institution de l’esclavage doive renaître. » La phrase est d’Hilaire Belloc, penseur oublié de la première moitié du XXe siècle, compagnon de route et d’idées de son compatriote plus célèbre, Chesterton.
Les deux personnages sont britanniques (le père de Belloc est tout de même français), et surtout, catholiques. Penseurs inspirés par la doctrine sociale de l’Église de la fin du XIXe siècle, ils cherchent – dans la continuité de l’encyclique de Léon XIII Rerum novarum – à repenser un modèle économico-social en accord avec les valeurs catholiques, prônant une troisième voie entre capitalisme et marxisme.
Le capitalisme, menace pour la propriété
Alors que le camp capitaliste est souvent considéré comme étant celui de la propriété privée par opposition au communisme, camp de la propriété publique (en fait étatique), Hilaire Belloc démontre brillamment comment lui aussi a spolié la propriété, au bénéfice non pas de l’État, mais des bourgeois. Prenant l’exemple de l’Angleterre, il explique comment la fin de l’ancienne monarchie a mené à la dilapidation des terres seigneuriales par l’État au profit de ceux qui pouvaient les acquérir : les capitalistes, les grands patrons, en somme, les riches.
La machine mise en branle, ces nouveaux oligarques se sont ensuite emparés des terres des plus pauvres, parcelle par parcelle, alors que ceux-ci connaissaient une première vague d’exode rural. Finalement, par le capitalisme, la terrible loi du marché s’est emparé de la propriété.
L’État servile
Alors, quelles sont les conséquences de l’absence de propriété chez le peuple ? Petit à petit, c’est un État servile qui se met en place, dans lequel l’esclavage reprend à nouveau sa place : les travailleurs ne possédant rien, ils n’ont que leurs bras, qu’eux-mêmes à vendre pour pouvoir vivre. Dépendants en tout des grandes entreprises (l’ouvrage est écrit en 1912, âge d’or des mines de charbon et de l’industrie britannique), ils n’ont d’autre choix que de vendre jusqu’à leur liberté pour survivre : pour se nourrir, pour nourrir leur famille, leur seul choix est d’accepter leur servitude selon les contraintes imposées par le capitalisme. De même, le droit du travail et le droit au chômage, établis par l’État pour protéger le prolétaire, ne sont en fait selon Belloc qu’une validation du système capitaliste : en instaurant un système à deux vitesses qui protège le faible du fort, on institue le travailleur en dominé et le patron en dominant, et l’on valide la hiérarchie en place. C’est alors que l’on bascule dans l’État servile, celui dans lequel les citoyens sont en fait esclaves.
Pourtant, la voie alternative pour lui n’est pas le communisme, le socialisme comme il l’appelle : « Il est de plus en plus certain que la tentative de transformation du capitalisme en collectivisme n’aboutit pas du tout au collectivisme, mais à une troisième voie, c’est l’État servile, un État dans lequel la masse des hommes sera contrainte par la loi de travailler au profit d’une minorité, mais qui, au prix de cette contrainte, jouira d’une sécurité que ne lui accordait pas l’ancien capitalisme. » Si le collectivisme est un idéal alors qu’il n’a jamais été encore expérimenté, Belloc ne croit pas qu’il puisse réellement fonctionner, ni résoudre les problèmes auxquels il s’attaque. Il craint ainsi que ce ne soit ni l’État, ni les citoyens, mais bien des citoyens qui forment une fraction de l’État – des bureaucrates – qui s’empare de la propriété. L’Histoire lui donnera raison, au regard des expériences communistes du XXe siècle.
La troisième voie
Alors, il faut imaginer une troisième voie. Cette voie, la seule selon Belloc qui permette d’échapper au retour de l’esclavage pré-chrétien, à l’État servile, c’est le distributionnisme. La doctrine a pour base la répartition de la propriété des moyens de production la plus large possible entre tous les citoyens. Si le contrôle de ces moyens était en effet répandu, l’asservissement par le dénuement n’existerait plus : c’est en fait grosso modo le système économique de l’Ancien Régime, allié à un corporatisme et une opposition aux banques.
La traduction de la maison Carmin est donc une idée louable, agrémentée par une contextualisation bienvenue pour ceux qui découvriraient ce penseur incontournable du catholicisme social. Repenser les modèles économiques et sociaux de notre temps alors que, le marxisme effondré, le capitalisme le remplace dans sa prédation envers la propriété. Pourtant, même victorieux, les contraintes écologiques, démographiques et sociales le rendent plus fragile que jamais : peut-être faudra-t-il bientôt mettre en place un nouveau modèle, et pourquoi pas celui-ci ?
[caption id="attachment_134244" align="aligncenter" width="194"] Vous ne posséderez rien - L'État servile, Hilaire Belloc, Carmin, 208p., 22 €[/caption]
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