Immigration
Le pays mort
Le Youtubeur Maudin Malin choisit pour notre magazine de Livre Noir de raconter une histoire : celle d’un étranger dans son propre pays
Le jour où j’ai quitté la France, pour une durée que je n’avais pas encore déterminée, j’avais imaginé écrire un livre qui raconterait l’histoire d’un homme qui partirait en voyage. Et pendant son absence, son pays aurait disparu. Rayé de la carte. Voyage sans retour, parce qu’il n’y a plus de point de départ. Ça aurait pu être à cause d’une bombe ou d’une épidémie mortelle, ou de n’importe quoi d’autre. Au fond, ça n’était pas tellement important. Ce qui comptait, c’était le ressenti de cet homme qui se retrouvait, d’un seul coup, définitivement déraciné. Ça aurait été l’histoire d’un deuil, et ça se serait appelé Le pays mort. L’histoire d’un homme brutalement devenu orphelin de son pays.
Mais peut-on vraiment devenir orphelin autrement que brutalement ? L’homme reviendrait dans ce pays mort, comme on retourne sur la tombe de ses parents, dans un tourbillon de nostalgie, de regret, de tristesse et de joie en ressassant les souvenirs. Il se mettrait à en vouloir aux souvenirs eux-mêmes d’avoir été si beaux et puis d’avoir disparu. Il se dirait que dans ce cas-là, ils auraient mieux fait de n’avoir jamais existé. Mais cette histoire, comme beaucoup d’autres, je ne l’ai jamais écrite. Et puis l’idée, négligée, s’est réfugiée quelque part dans un coin de ma tête, et je n’y ai plus jamais repensé.
Puis, je suis revenu en France.
Il n’y a pas eu besoin de bombe atomique, ni d’épidémie mortelle. Le pays avait disparu. Et au fond, ça faisait longtemps que je le savais. On peut devenir orphelin autrement que brutalement. Parfois même avec beaucoup de lenteur. Péniblement. Mais détourner le regard du malade ne l’empêche pas de mourir.
C’est pourtant ce que j’avais fait. J’avais détourné le regard pendant trop longtemps. Avec la même naïveté que celle de l’enfant qui se cache derrière ses mains quand il voit quelque chose qui le terrifie. Il y avait quelque chose dans ce peuple qui avait changé. On n’y parlait plus vraiment la même langue.
On disait maintenant « frère » à des gens qu’on appelait autrefois monsieur. On disait « wesh » à chaque phrase, en guise de ponctuation, ou bien pour remplacer les mots qu’on avait oubliés et ceux qu’on n’avait jamais appris. Ce n’était plus la France que j’avais quittée. Elle ressemblait par endroits à un paysage dévasté, à un paysage d’après-guerre. Ou bien peut-être à un paysage d’avant-guerre.
Autour de moi il n’y a plus que méfiance. Regards en coin. Les mains se serrent autour des téléphones, des sacs et des enfants. On baisse les yeux pour ne pas éveiller la colère de certains. On ne dit plus bonjour, ni au-revoir. On ne dit plus rien. On se méfie de son voisin. Il n’y a plus que devant les magasins que l’on voit quelque chose qui ressemble au bonheur, une pâle imitation. On achète de jolies paires de chaussures, pour oublier qu’on marche sur un pays mort.
De la fenêtre du train, j’ai vu une vieille dame se faire cracher dessus sans oser protester, en marchant simplement plus vite pour sortir de la gare. J’ai vu les hommes détourner le regard car quand les damnés de la terre expriment leur colère c’est qu’ils ont de bonnes raisons de le faire. Il est de notre devoir d’accepter notre fardeau, de porter notre croix. Cette croix, on l’avait pourtant abandonnée sur le bord de la route. J’en avais recherché la trace dans une vieille église vide. Je commence doucement à réaliser qu’il n’y a plus rien à aimer, et je regrette que tout soit si lent. Quand l’humiliation est latente, on finit par s’y habituer.
Je regrette, quitte à être devenu orphelin, que ça n’ait pas été brutal. Ça aurait au moins pu nous permettre de nous faire réagir.
Le chemin que j’empruntais pour aller à l’école est jonché de déchets. Amputé de ses couleurs. Mes souvenirs sont devenus des regrets. Ainsi commence mon voyage dans le pays mort.
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