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Alice Carrazza, analyste politique : « La crise migratoire demeure un enjeu fondamental pour l’Europe et ses sociétés »

ENTRETIEN – Alice Carrazza analyste politique, a accordé un entretien à Frontières. L’italienne s’est penchée sur le bilan migratoire de Giorgia Meloni, les difficultés inhérentes à l’Union européenne et les perspectives d’une alliance des droites en France.

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Alice Carrazza, analyste politique : « La crise migratoire demeure un enjeu fondamental pour l’Europe et ses sociétés »

Deux ans après le début de son mandat, la politique migratoire de Giorgia Meloni semble porter ses fruits. Le ministère de l’Intérieur italien indique que l’immigration clandestine a baissé de 65 %. Selon vous, pourquoi ces résultats ont-ils autant tardé ?

La question migratoire ne peut pas être résolue par des solutions immédiates ou des mesures superficielles. Le gouvernement Meloni a choisi une voie différente de celle du simple endiguement d’urgence, cherchant à obtenir des résultats qui, par nature, nécessitent du temps.

La diminution de 65 % des débarquements de migrants irréguliers est sans aucun doute une donnée significative, mais ce n’est ni un succès soudain, ni quelque chose qui peut être interprété hors du contexte complexe dans lequel il s’est développé. Ce qui en ressort est le fruit d’une action stratégique à long terme qui a dû faire face à des défis internes et externes d’ampleur considérable.

La gestion des flux migratoires, en effet, ne peut être dissociée des contextes géopolitiques d’où ils proviennent. Les migrants qui arrivent sur les côtes italiennes viennent de zones touchées par des crises économiques, l’instabilité politique et des conflits armés, telles que la Libye et la Tunisie, mais aussi de pays de la Corne de l’Afrique comme l’Érythrée et la Somalie. Ces dynamiques extérieures influencent profondément le volume et la fréquence des arrivées, limitant ainsi la capacité d’un gouvernement, comme celui de l’Italie, à intervenir avec des solutions rapides et définitives.

En plus du très débattu Plan Mattei, le gouvernement italien a mené diverses initiatives diplomatiques et conclu des accords bilatéraux avec des pays clés afin de contenir les flux migratoires, confirmant ainsi une stratégie visant à intervenir directement dans les pays d’origine et de transit des migrants. Des exemples importants sont le Mémorandum d’accord avec la Tunisie et l’entente avec la Libye. Cette dernière, déjà renouvelée par rapport au protocole de 2017, prévoit un soutien technique et financier à la Garde côtière libyenne pour bloquer les trafics de migrants et améliorer la gestion des centres d’accueil. Bien que critiqué pour la situation dans ces centres, l’accord a permis de limiter les départs, notamment des côtes occidentales de la Libye. L’Italie a également engagé des dialogues avec la Turquie, un autre acteur clé sur la route migratoire, en cherchant à renforcer la coopération pour bloquer les flux en provenance de l’Est et de la Méditerranée orientale. Cette stratégie multilatérale a pris du temps à être mise en œuvre et à produire des résultats concrets, ce qui explique le retard par rapport aux attentes initiales.

Une autre variable qui a influencé le temps nécessaire pour obtenir une réduction significative de l’immigration irrégulière a été l’inefficacité de la machine bureaucratique italienne. Malgré l’urgence de la situation, le gouvernement a dû faire face à un système administratif caractérisé par des lenteurs structurelles. Les procédures d’identification, d’asile et de rapatriement ont été longues et souvent fragmentaires, nécessitant une réorganisation des organes compétents qui ne pouvait pas être mise en place immédiatement. Le gouvernement Meloni a lancé des réformes pour rendre ces processus plus efficaces, mais les résultats ont tardé à se manifester précisément en raison de la complexité du système.

Sur le plan international, la politique migratoire de Meloni a dû faire face aussi à un obstacle de taille : l’absence de coopération effective au niveau européen. Depuis des années, l’Italie réclame avec insistance une redistribution obligatoire des migrants, afin de garantir que le poids des débarquements ne repose pas exclusivement sur les pays de première entrée, comme l’Italie elle-même. Toutefois, jusqu’à récemment, plusieurs États membres de l’UE s’opposaient à l’instauration de mécanismes de solidarité contraignants.

Bien que l’adoption du Pacte européen sur la migration et l’asile représente indéniablement une avancée, la crise migratoire demeure un enjeu fondamental pour l’Europe et ses sociétés. Il sera impératif de traiter cette question de manière unie à sa source, car, même si l’Italie enregistre une baisse des débarquements, comme c’est le cas actuellement, cela ne signifie pas que le problème est résolu. En effet, les routes migratoires se sont simplement déplacées vers d’autres pays, notamment l’Espagne et la France.

Si les chiffres en matière d’immigration irrégulière sont positifs, l’immigration légale, quant à elle, a augmenté de 50% en 2023. L’économie italienne est-elle dépendante de cette immigration de travail ?

L’idée selon laquelle l’économie italienne dépend de l’immigration légale, en particulier pour soutenir le système de retraite, est le principal discours diffusé par la gauche, mais cette approche ne considère le phénomène que de manière partielle et superficielle. Certes, il est indéniable que l’immigration légale contribue temporairement au système de protection sociale grâce au paiement des impôts et des cotisations, notamment par les jeunes travailleurs. Cependant, cette vision néglige le fait que, sur le long terme, ces mêmes migrants deviendront bénéficiaires des retraites et de l’aide sociale, ce qui finira par peser sur les finances publiques et sur le vieillissement démographique, déjà problématique dans notre pays.

En effet, bien que l’âge moyen des étrangers soit actuellement de 35,3 ans contre 46,9 ans pour les Italiens, ces travailleurs finiront eux aussi par vieillir. Dès 2030, environ 200 000 nouveaux retraités étrangers viendront chaque année s’ajouter aux pensionnés italiens, augmentant la pression sur le système de protection sociale, selon Gian Carlo Blangiardo, professeur de démographie à l’université de Milan et président de l’ISTAT (2019-2023) (Blangiardo G.C. (2014), Gli aspetti statistici, in Fondazione Ismu, XX Rapporto sulle Migrazioni, Franco Angeli, Milano).

En outre, cet apport économique est fragilisé par le taux de chômage élevé en Italie, et l’immigration de main-d’œuvre peu qualifiée pourrait accentuer les difficultés pour les travailleurs locaux, notamment les plus vulnérables, en générant des effets de substitution. L’augmentation de 50 % de l’immigration légale en 2023, bien que notable, ne doit pas être perçue comme une solution aux problèmes structurels du pays. Si l’emploi de travailleurs qualifiés pourrait être bénéfique, un afflux massif de travailleurs peu qualifiés dans un marché déjà marqué par un chômage important, notamment chez les jeunes, risque de créer des tensions sociales et d’accentuer les inégalités économiques. Enfin, il convient de ne pas négliger les enjeux liés à la sécurité sociale et au système pénitentiaire, qui viennent aggraver ce tableau global. Le chiffre est alarmant : bien que les migrants ne représentent que 8,5 % de la population italienne, ils constituent 31 % de la population carcérale. Ce déséquilibre n’est pas seulement une question statistique, mais il a un impact profond sur la perception de la sécurité dans le pays, alimentant une méfiance croissante à l’égard des politiques migratoires axées.

Les premiers bilans de Giorgia Meloni en matière d’immigration ont été contestés. Selon vous, pourquoi a-t-elle eu du mal à appliquer son programme ?

Les difficultés rencontrées par Giorgia Meloni pour mettre en œuvre son programme sur l’immigration dépassent de loin les simples questions techniques ou législatives. Le véritable obstacle réside à l’échelle européenne et internationale, où ses positions politiques sont régulièrement attaquées. Meloni, à l’instar d’autres dirigeants de la droite conservatrice et souverainiste européenne, doit faire face à une rhétorique omniprésente qui la qualifie de « fasciste », une stratégie discursive non seulement répandue, mais que les forces globalistes de gauche alimentent depuis des décennies. Ce phénomène n’est pas isolé : le Rassemblement National de Marine Le Pen, malgré un soutien populaire croissant, est lui aussi victime d’une délégitimation systématique de la part des élites politiques et médiatiques.

La véritable difficulté ne réside donc pas dans un manque de soutien sur le plan interne, mais bien dans la mise en accusation systématique à laquelle Meloni et son parti sont soumis à l’échelle internationale. Les forces gouvernementales qualifiées d’« extrême droite » peinent à obtenir une légitimité complète sur les grandes scènes décisionnelles, car l’hégémonie culturelle de gauche a façonné un système qui exclut a priori ces forces, quel que soit le contenu concret de leurs programmes. Il ne s’agit pas là d’un simple détail, mais d’un enjeu fondamental : les institutions européennes tendent à rejeter tout dirigeant qui s’écarte de l’orthodoxie progressiste, le considérant comme une menace plutôt que comme un interlocuteur légitime.

Le parti de Giorgia Meloni, Fratelli d’Italia, a obtenu une large victoire lors des élections européennes. Ce scrutin avait des allures de référendum sur l’action gouvernementale de la Première Ministre. Peut-on dire que le peuple italien adhère pleinement à son projet ?

La victoire de Fratelli d’Italia aux élections européennes peut certes être interprétée comme un signe d’approbation populaire envers le gouvernement dirigé par Giorgia Meloni, mais affirmer qu’il s’agit d’un soutien total à son projet nécessite une analyse plus nuancée. Il convient d’abord de rappeler que les élections européennes se déroulent dans un contexte différent de celui des élections nationales, et nombre d’électeurs tendent à y exprimer des préférences moins liées aux enjeux domestiques, les utilisant souvent comme un vote de protestation ou de confirmation.

Le succès de Meloni peut être interprété comme une démonstration de sa capacité à consolider son assise électorale, en particulier au sein de l’électorat de droite, tirant parti de la crise traversée par la gauche et le centre modéré. Toutefois, il ne faut pas ignorer que la politique italienne est profondément fragmentée et que l’électorat reste volatile. Ainsi, une victoire aux européennes ne garantit pas automatiquement un soutien inconditionnel et durable, bien que la tendance des dernières semaines soit favorable au parti de Giorgia Meloni, avec un taux d’approbation atteignant 29,2 %.

L’union des droites a été l’un des enjeux majeurs des dernières élections législatives en France. En Italie, Giorgia Meloni est à la tête d’une coalition allant du centre-droit à une droite nationale et souverainiste. Selon-vous pourquoi la droite française, à la différence de l’Italie, ne parvient pas à se coaliser ?

La difficulté pour la droite française d’atteindre l’unité, contrairement à son homologue italienne, trouve ses racines dans des raisons historiques et institutionnelles profondes. En France, à la différence de l’Italie, un système présidentiel fort est en place, exigeant une direction tout aussi solide et centralisée. Ce système ne favorise pas les coalitions fragmentées, puisque le président, élu directement par le peuple, doit incarner une autorité unifiée et résolue. La politique française a toujours récompensé des figures capables de se poser en leaders forts, tandis que la culture politique italienne, historiquement marquée par des gouvernements de coalition, est plus encline au compromis et à la représentation des diverses sensibilités du pays.

En Italie, les gouvernements de coalition ont été la norme dès la Première République. La politique italienne, façonnée par les diversités régionales et les nuances idéologiques, s’est toujours appuyée sur un équilibre entre différentes forces, souvent prêtes à former des alliances. Ainsi, la droite italienne a su trouver l’unité en intégrant diverses sensibilités, des plus modérées aux plus radicales, sous une même bannière, comme l’a démontré la coalition de Fratelli d’Italia, de la Ligue et de Forza Italia.

En France, en revanche, le Rassemblement National (RN), malgré des gains électoraux significatifs et une tentative d’alliance avec l’aile la plus à droite des Républicains, n’est pas parvenu à rassembler toute la droite sous la direction de Jordan Bardella. On peut affirmer que la France n’a jamais été historiquement une “terre de compromis”; le système politique exige une personnalisation du pouvoir pour relever les défis de manière directe et déterminée. À cet égard, le Président de Gaulle incarne parfaitement l’idéal du chef de la nation. Les Français recherchent une figure forte et reconnue, capable de diriger le pays avec une ligne claire et d’assumer pleinement la responsabilité de ses choix sans se défausser sur d’autres partis.

Cependant, la scène politique française traverse une phase de profonde transformation. Depuis 2022, la fragmentation du système partisan a rapproché la France du modèle italien, avec une prolifération de formations politiques qui reflètent une diversité idéologique croissante, tout en cherchant des alliances, comme nous l’avons vu avec le Front Populaire. Dans le même temps, la perte progressive de charisme d’Emmanuel Macron laisse le centre ouvert à l’émergence de nouvelles figures politiques de premier plan. Dans ce contexte, le récent sondage iFop rapporté par Le Figaro illustre bien cette évolution, révélant qu’Édouard Philippe figure parmi les personnalités politiques les plus prisées des Français en vue de l’élection présidentielle de 2027, confirmant ainsi sa capacité à rassembler un large soutien transversal, surpassant même la popularité de politiciens de la nouvelle génération comme Gabriel Attal.

Une compétition limitée à la droite, entre les deux favoris, Marine Le Pen et Édouard Philippe, aux élections présidentielles de 2027, laisse présager deux scénarios possibles: une victoire de Philippe pourrait marquer un retour au bipolarisme traditionnel entre centre-droit et centre-gauche, où le centre politique, fortifié par une direction modérée et institutionnelle, retrouverait son espace et son influence, freinant ainsi la montée des extrêmes.

À l’inverse, en cas de victoire lepeniste, un bipolarisme extrême se profilerait, où le débat politique se déplacerait définitivement vers une dialectique entre droite nationaliste et gauche radicale. Dans ce scénario, le centre politique serait encore davantage marginalisé, comme c’est actuellement le cas en Italie, entraînant une radicalisation accrue du débat public et un affrontement croissant entre des visions diamétralement opposées de la société.

Pour conclure, le prochain chapitre de cette histoire politique demeure ouvert, avec des conséquences profondes pour l’avenir de la France.

A lire aussi : Italie : le difficile bilan migratoire de Giorgia Meloni

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