International
Une nuit sous les bombes
Pour la première fois dans son histoire, l’Iran a attaqué frontalement Israël depuis son territoire. Dans un Moyen-Orient plus instable et divisé que jamais, notre reporter sur place fait le point d’une longue nuit de tension.
La chose était attendue mais la nuit n’en fut pas moins intense. Depuis le 1ᵉʳ avril, date à laquelle une frappe non-revendiquée — mais que tout porte à attribuer à Israël – a dévasté le consulat attenant à l’ambassade d’Iran à Damas, un conflit ouvert entre la République Islamique et l’état hébreu semblait inévitable. L’attaque d’il y a deux semaines avait en effet entraîné la mort de treize personnes, incluant au moins sept officiers iraniens, dont deux généraux. Parmi eux, Mohamed Reza Zahedi, général en chef de la force Al-Qods, une unité d’élite du Corps des Gardiens de la révolution islamique fondée au début des années 1990, et spécialisée dans la guerre non conventionnelle, le renseignement, et les opérations extérieures.
L’homme, qui était soupçonné d’avoir participé à l’élaboration des attaques perpétrées par le Hamas le 7 octobre 2023, est ainsi le plus haut dignitaire iranien à trouver la mort à l’extérieur de son pays depuis l’assassinat du général Soleimani par les américains le 3 janvier 2020. Comme son illustre prédécesseur, Zahedi était une pièce maitresse du dispositif iranien dans la région, dont la disparition brutale nécessitait une réponse vigoureuse. De fait, toute la puissance d’influence de la république chiite au Moyen-Orient repose, en l’absence d’une économie puissante car criblée de sanctions, sur un dense enchevêtrement de milices et de groupes paramilitaires entrelaçant ses principaux adversaires : Israël et l’Arabie Saoudite. Hezbollah libanais, Houthis yéménites, Hamas palestinien et autres formations chiites d’Irak et de Syrie sont ainsi les pièces maitresses de ce jeu d’échec dont Téhéran forme le roi tout autant que le joueur.
Si ce lacis n’a jamais été du goût des Israéliens, peu de réponses y avait jusqu’ici été apportées, du moins jamais à un tel niveau. Si les attaques israéliennes dans les pays voisins, et notamment au Liban et en Syrie, ne sont pas nouvelles, les derniers mois ont été toutefois marqués par une recrudescence importante de bombardements de l’État hébreu, dans un contexte de paranoïa vis-à-vis de toute potentielle menace. Depuis le massacre d’octobre dernier, ayant entrainé la mort de près de 1 200 personnes, près de quarante frappes aériennes ont ainsi été menées en Syrie, et des dizaines supplémentaires dans le pays du cèdre, mais jamais avec une telle ampleur.
Tension maximale
Ayant perdu une pièce maitresse de son dispositif, il apparaissait évident à tous les observateurs que l’Iran se devait de réagir pour rétablir sa crédibilité et capacité de dissuasion stratégique, et ce d’autant plus que la chose avait été fermement annoncé. Ces derniers jours, la question ne portait donc plus sur l’opportunité d’une telle attaque que sur sa date et son envergure. Ainsi, chaque soirée depuis une semaine, les informations faisant état d’un assaut imminent se multipliaient et la tension augmentait brutalement. Hier soir cependant, les signes se sont accrus de manière soudaine : annulation de multiples vols dans la région, appels des ambassades à la plus grande prudence pour leurs ressortissants, interruption des écoles pendant quarante-huit heures en Israël, fermeture des espaces aériens jordaniens, iraniens, irakiens et israéliens, etc.
Si en début d’après-midi, la situation était très fluide du fait de la saisie d’un porte-conteneurs géré par une société liée à un homme d’affaires israélien dans le détroit d’Ormuz, beaucoup d’observateurs s’imaginaient bien que Téhéran ne s’en tiendrait pas à si peu. Pourtant, malgré le danger, les rues de Tel-Aviv, Jérusalem et des autres villes du pays étaient animées dans la soirée d’hier. De nombreux jeunes étaient de sortie pour profiter d’un restaurant ou d’une bière en terrasse, malgré la crainte évidente de devoir se réfugier aux abris si besoin. Tout débute finalement vers 22h45, heure locale, lorsque des premières informations diffusées sur les réseaux sociaux font état de nombreux départs de drones du territoire iranien, rapidement confirmés par des vidéos en provenance de la République islamique.
Une attaque massive et coordonnée
La première salve, composée d’une centaine de drones Shahed-136 et 129, est impressionnante par sa taille : rarement dans l’histoire, sauf peut-être au cours des conflits ouverts entre deux États, une telle attaque balistique avait été effectuée. Deux séries suivantes ajoutent à cette volée macabre, incluant des missiles de croisière, tandis que des rumeurs évoquent même des missiles balistiques, ce qui serait une première depuis la guerre du Golfe en 1992. La tension monte vite et, même si les activités se poursuivent comme si de rien n’était, les discussions n’ont bientôt plus d’autre objet. On parle de cent, deux-cents ou même cinq-cents projectiles lancés, et l’on s’attend à devoir se réfugier n’importe quand. Sur les réseaux sociaux, des porte-paroles américains expliquent que « l’attaque devrait se dérouler sur plusieurs heures ». En effet, toutes les craintes tournent autour de la possibilité que ces drones — beaucoup plus lents que les missiles —, ne servent que de leurres pour la véritable attaque à venir.
Très vite, la télévision d’État de la république islamique confirme que le Corps des gardiens de la révolution vient de lancer une « vaste attaque de drones contre Israël » et que « l’armée de l’air a frappé certaines cibles dans les territoires du régime sioniste avec des dizaines de drones et de missiles », l’opération étant conçue comme une « réponse au crime du régime sioniste qui a attaqué la section consulaire de l’ambassade iranienne à Damas ». À Jérusalem, où un conseil de défense exceptionnel est mis en place dans l’urgence, on estime à plusieurs centaines le nombre de drones lancés. Une chose est sûre : l’attaque est massive, plus forte que ce que tous les experts avaient annoncé. Le porte-parole de l’armée israélienne, Daniel Hagari, enjoint néanmoins la population au calme : « Nous suivons la menace dans l’espace aérien. C’est une menace qui mettra plusieurs heures à arriver en Israël ».
Toutes les pièces du grand jeu s’activent : vers minuit, heure locale, le Hezbollah avertit avoir tiré des dizaines de roquettes sur une base israélienne dans le Plateau du Golan dans le nord, tandis que les Houthis revendiquent également l’envoi de plusieurs drones et de missiles balistiques contre la cité portuaire d’Eilat, dans le sud du pays. La défense aérienne jordanienne affirme être prête à abattre tout appareil iranien qui violerait son espace aérien alors même que des informations contradictoires annoncent l’instauration de l’état d’urgence dans le royaume ainsi qu’en Égypte. L’agence de presse semi-officielle du régime islamiste, Mehr, déclare que l’Iran ciblera tout pays qui ouvrira son espace aérien en vue d’une riposte israélienne. La nuit promet d’être longue.
Une victoire israélienne ?
Alors que les missiles foncent vers l’État hébreu et que les messages diplomatiques et les condamnations fusent, la chasse israélienne lance tous ses avions intercepter l’attaque en coordination avec ses alliés : américains, britanniques, français — et même saoudiens selon des informations non-confirmées à ce stade. Jamais dans l’histoire récente d’Israël, une telle opération n’avait été menée : c’est presque toute l’armée de l’air qui s’active en synchronisation étroite avec toutes les forces de la région. Washington avait en effet déclaré plus tôt dans la journée que les États-Unis « tenteront d’intercepter toute attaque lancée contre Israël si cela est possible », tandis que la France et le Royaume-Uni avaient dépêché des bâtiments navals en prévision du déchainement.
À une heure du matin, heure locale, la mission permanente de l’Iran aux Nations unies déclare par le biais d’un communiqué que, « menée sur la base de l’article 51 de la Charte des Nations Unies relatif à la légitime défense », l’action iranienne se voulait « une réponse à l’agression du régime sioniste contre nos locaux diplomatiques à Damas » et que « l’affaire peut être considérée comme close. Cependant, si le régime israélien commettait une nouvelle erreur, la réponse de l’Iran serait considérablement plus sévère. Il s’agit d’un conflit entre l’Iran et le régime voyou israélien, dont les États-Unis doivent rester à l’écart ». De fait, alors que certains observateurs s’attendaient à une poursuite des bombardements, ceux-ci s’arrêtent après la publication du message, ce qui n’empêche pas les premières sirènes de se mettre à sonner sur une grande partie du territoire.
Finalement, les premiers tirs touchent le sol israélien entre deux et trois heures du matin (heure locale). Les images sont impressionnantes, qui voient des nuées de projectiles survoler le dôme doré de la mosquée Al-Aqsa (Jérusalem). Des vidéos circulant sur les réseaux sociaux montrent rapidement des impacts de missiles balistiques dans le sud du pays et, bien que l’agence officielle iranienne IRNA affirme que la plus importante base aérienne d’Israël a subi de « sérieux dégâts », rien ne porte à croire à la véracité de ces informations. En effet, seuls une dizaine d’impacteurs semblent finalement avoir touché leur cible, entraînant en tout et pour tout des blessures importantes chez un enfant bédouin d’une dizaine d’années. Selon l’armée israélienne, près de « 99 % des tirs iraniens » ont été interceptés sur un total de 331 objets, dont une grande partie dans les territoires voisins. Aux premières lueurs de l’aube, des premières informations font même état de près de soixante-dix drones et trois missiles interceptés en amont par les forces américaines dans la région.
Vers l’embrasement ?
Si cette interception réussie témoigne des impressionnantes capacités militaires israéliennes, et que l’incident est considéré comme clos par certains observateurs, les autorités américaines craignent qu’une riposte israélienne contre l’Iran n’entraîne une nouvelle escalade régionale. Comme le remarque sur X (ex-Twitter) Gérard Araud, ancien ambassadeur français en Israël entre 2003 et 2006: « Si l’attaque iranienne se limite à des drones, ils seront interceptés et les Américains pourraient éviter ou au moins encadrer une riposte des Israéliens sur le territoire iranien. Si des missiles suivent les drones, l’embrasement est quasi inévitable ». En l’espèce, les discours les plus radicaux se font déjà entendre en Israël, qui appellent à une réponse implacable face à un Iran perçu comme « déchaîné ». Significatif toutefois, le président américain Joe Biden aurait jusqu’ici fait montre de son refus d’aller plus loin dans la riposte envers l’Iran, ce qui devrait raisonnablement adoucir les velléités les plus guerrières de Tel-Aviv.
En tout état de cause, et quoi qu’il advienne désormais, cette attaque est une escalade sans-précédent dans l’histoire du Moyen-Orient et du monde dans son ensemble. Comme le note l’Institute for the Study of War, groupe de réflexion américain fondé en 2007, la composition de l’attaque iranienne est « similaire à celle des frappes que la Russie a menées à plusieurs reprises contre l’Ukraine dans le but de déterminer le paquet optimal pour pénétrer les défenses antiaériennes et antimissiles de type occidental. L’attaque de drones et de missiles iraniens contre Israël montre que l’Iran s’inspire des Russes et des Houthis pour mettre au point des dispositifs de frappe de plus en plus dangereux et efficaces contre Israël et les États-Unis. La combinaison de drones iraniens et de missiles de croisière et balistiques contre Israël vise à désorienter et à submerger les défenses aériennes israéliennes. » Si tel n’a finalement pas été le cas, les évènements de la nuit dernière n’en constituent pas moins une extension significative du conflit étendu qui traverse le monde, entre une alliance de plus en plus ferme des autocraties et les alliés de l’Amérique.
Les attaques simultanées menées par des acteurs soutenus par l’Iran au Liban et au Yémen témoignent en l’occurrence d’une stratégie concertée : cette approche, inspirée des tactiques russes, combine habilement missiles balistiques, de croisière et drones pour contourner les défenses aériennes occidentales. L’Iran tire également des enseignements des attaques des Houthis au Yémen, renforçant ainsi ses capacités d’attaque à moyen-terme dans la région, et accumulant des données fort utiles dans le cadre de son partenariat de plus en plus approfondi avec la Russie. Cette utilisation persistante de drones iraniens par différents adversaires des États-Unis, associée à des liens de plus en plus étroits entre nos adversaires, renforce la menace qui pèse sur l’Occident tout entier. L’attaque de la nuit dernière n’est en ce sens qu’un avertissement pour la suite.
Par Louis La Royère, correspondant de Livre Noir en Israël
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