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Mais que pensent les Arabes israéliens du conflit ?
Entre Palestiniens et juifs, les Bédouins et autres Arabes israéliens sont les grands oubliés du conflit en cours. Retour sur une population souvent omise, aux sentiments ambivalents. Un reportage de Louis La Royère.
Les nombreuses constructions en préfabriqués côtoient les trottoirs à moitié défoncés, tandis que l’accablante chaleur du désert semble plonger la ville dans la torpeur. Quelques animaux errants viennent quémander de la nourriture à des femmes en djellaba à l’arrêt de bus. De très nombreux enfants jouent à l’heure de la pause déjeuner, eux qui sortent d’une école maintenue malgré la détérioration de la situation sécuritaire. Nous ne sommes pas en Égypte ou au Liban, mais bien à Rafat dans le Négev, plus grande ville bédouine d’Israël et du monde. La cité, qui compte près de 90 000 âmes, a connu récemment une impressionnante envolée démographique, au diapason de la situation globale des bédouins israéliens. La communauté de près de 220 000 individus est ainsi projetée s’établir à près d’un demi-million d’individus avant les années 2050, au rythme de croissance actuelle. Celui-ci est d’ailleurs bien visible : près de la moitié de la population de Rafat est mineure.
« Nous devons faire front commun contre ces barbares »
C’est au cœur de cette petite ville pauvre du désert, située à quelques kilomètres de la métropole de Beer-Sheva, que se déroule l’empaquetage de colis destinés aux familles les plus défavorisées de la région. Dans cette salle de sport municipale reconvertie pour l’occasion en centre de traitement logistique, les bénévoles, juifs comme musulmans, ont afflué pour l’occasion. Entre les rangées de cartons vides et les empilements de paquets de pâtes, Yoni, juif israélien, explique les raisons de son engagement : « les terroristes qui nous ont attaqué, ils ont voulu nous détruire… mais ce faisant, ils ont tué beaucoup de bédouins, beaucoup de musulmans aussi. Nous devons aujourd’hui faire front commun, pour rappeler que notre pays est un lieu de fraternité ». La quarantaine, informaticien de son état, a justement pris une journée de congé pour l’opération de bénévolat, au profit pourtant des familles musulmanes.
Si beaucoup de ces bénévoles travaillent main dans la main en bonne entente, de tels espaces de coopération se font de plus en plus rare dans le pays. L’opération, entièrement prise en charge par les bénévoles des associations locales, ne tarde toutefois pas à être reprise par la propagande officielle. Le compte X (ex-Twitter) de la diplomatie israélienne chante ainsi rapidement les louanges de l’entraide et du multiculturalisme, une position étonnante au vu des propos récents de l’administration Netanyahou. C’est que l’État hébreu, pour s’assurer du soutien occidental, se doit de jouer des valeurs de tolérance et de respect des minorités. Néanmoins, au-delà d’un cynisme adapté aux circonstances, la situation des minorités musulmanes du pays est loin d’être mauvaise : « ici nous nous sentons bien, en paix et en sécurité, nous pouvons prier chaque jour à la mosquée, gloire à Dieu, et les Israéliens nous traitent bien », déclare ainsi Mohamed, noble patriarche à la barbe grisonnante et au keffieh traditionnel.
This is Israel. This is resilience 💙🇮🇱.
Israeli Jews, Arabs and Muslims come together in Tel Aviv to collect and distribute supplies to Bedouin and Jewish communities hit by Hamas terrorists. pic.twitter.com/5OWc0uRPFU
— Israel ישראל 🇮🇱 (@Israel) November 1, 2023
Des discriminations persistantes envers les Arabes
Au-delà des discours partisans des détracteurs et des contempteurs de l’État hébreu, la situation des « Arabes » et des bédouins israéliens est profondément contrastée. Descendants de la minorité palestinienne à n’avoir pas quitté le territoire israélien suite aux guerres de 1948 et de 1967, ils vivent depuis comme tous les autres habitants du pays, disposant de services publics gratuits et de la plupart des droits civiques. Mais les inégalités sont persistantes : selon la majorité des études citées par les médias israéliens, les minorités arabes bénéficient d’unz espérance de vie de quatre à cinq ans inférieure à celle de leurs compatriotes juifs, tandis que leur mortalité infantile demeure irréductiblement 2,5 fois plus élevée. De même, en 2023, alors que le revenu net moyen mensuel des foyers juifs était de 17 779 shekels (4 200€), il n’était que de 11 810 shekels (2 795€) pour les foyers arabes, du fait de discriminations à l’embauche et d’une moins bonne éducation. Des inégalités qui se constatent jusque dans l’urbanisme, bien plus négligé dans les villes à majorité arabe.
Néanmoins, malgré une situation que d’aucuns observateurs internationaux n’hésitent pas à comparer à l’apartheid, les droits des minorités se voient reconnus par des protections constitutionnelles, tandis que leur niveau de vie, même inférieur à la moyenne de leur pays, demeure toujours dix fois supérieur à celui de leurs voisins des pays arabes, et évidemment de leurs « frères » palestiniens des territoires occupés. La ville même de Rahat, de même que neuf autres de la région, participent d’un programme d’investissement et de réhabilitation des logements vétustes au profit exclusif de la minorité bédouine, tandis qu’un campus de Harvard est prochainement censé ouvrir dans la cité désertique. De même, la cohabitation n’est toutefois pas toujours aisée entre juifs et musulmans : quelques tensions se manifestent parfois dans des comportements mutuellement discriminatoires, tandis que la moindre tension internationale peur subitement enflammer les relations, de sorte que les deux communautés vivent le plus souvent dans des villes ou des quartiers entièrement distincts.
« Nous ne savons jamais vraiment ce que nous sommes »
Contrairement aux Palestiniens des territoires occupés, jamais les Arabes israéliens n’ont pourtant ressenti le besoin de se révolter, et ce, malgré l’antipathie dont ils sont parfois victimes. Situés entre deux feux, et souvent soupçonnés d’être de « potentiels terroristes », les récents événements n’ont pas contribué à l’harmonie locale, comme le déclare Fatima, la vingtaine presque achevée, dont le prestige local se mesure à la belle voiture de sport qu’elle conduit. « Depuis les attaques », avance-t-elle, « la situation est de plus en plus compliquée. Il y a toujours eu des problèmes, des tensions entre nous et les juifs, mais évidemment celles-ci se sont accrues depuis quelque temps ». Au point de compromettre les relations de confiance qui s’étaient établies jusqu’ici ? Si la quasi-trentenaire n’estime pas que la situation est arrivée à un point de rupture, elle reconnaît que tout a largement empiré : « du fait des extrémistes des deux côtés… même avant le 7 octobre, c’était devenu plus dur. Mais depuis, c’est différent : durant presque trois semaines, mes collègues juifs et musulmans ne se sont presque pas adressés la parole. Ce n’est pas tant qu’ils se haïssaient, mais un manque de confiance mutuelle … ou une envie de se retrouver entre eux ». Toutefois, reconnaît-elle, les choses se sont récemment arrangées, au point que les évènements traumatisants du mois dernier étaient désormais « en grande partie derrière eux ».
Plus que des discriminations dont ils sont parfois victimes, le plus grand questionnement des Arabes israéliens se rapporte avant tout à leur identité. Au sein du pays, naguère défini comme « l’État-nation du peuple juif », beaucoup se sentent comme des citoyens de seconde zone, à l’instar de Raha, une jeune fille de seize ans. Sous son voile, par ailleurs porté quasiment exclusivement par toutes les femmes de la ville, elle n’en demeure pas moins d’une modernité déconcertante, avec ses baskets au pied et son iPhone sur lequel elle discute avec ses amies via Snapchat. Selon elle, être d’origine bédouine en Israël est « la chose la plus dure au monde ». « La société nous demande en permanence de nous positionner… nous ne savons jamais vraiment ce que nous sommes. D’une part, nous avons la nationalité israélienne, mais d’autre part, nous sommes musulmans et savons que nous ne serons jamais complètement des citoyens comme les autres, d’autant plus que nos origines sont les mêmes que celles de ceux qui souffrent à Gaza et en Cisjordanie » ajoute-t-elle dans un soupir. Au point de compromettre tous les efforts menés jusqu’ici ? S’il est difficile d’y répondre à l’heure actuelle, une éventuelle radicalisation mutuelle consécutive aux attaques du 7 octobre n’est cependant pas à écarter, au risque de rompre tout l’édifice.
Par Louis La Royère, correspondant pour Livre Noir en Israël.
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