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[Reportage] Égypte : l’élection de trop pour Al-Sisi ?
Sans surprise, Abdel Fattah al-Sisi remportera probablement haut la main l’élection présidentielle en Égypte, malgré un troisième mandat hors normes et des défis colossaux. Reportage sur place.
À moins d’un retournement de situation hollywoodien, le maréchal Al-Sisi, quasiment le seul candidat en lice après une répression significative de l’opposition pendant près d’une décennie, devrait remporter facilement sa réélection lundi prochain, avec l’annonce des résultats de l’élection présidentielle égyptienne qui s’est déroulée du 10 au 12 décembre dernier. Ancien ministre de la Défense sous le premier et seul président démocratiquement élu de l’Égypte à la suite du printemps arabe, l’islamiste Mohamed Morsi, Al-Sisi a pris le pouvoir en 2013 à la suite d’un contre-mouvement de protestation qu’il avait endossé. Depuis lors, l’homme fort du Caire a maintenu son emprise autoritaire de manière inébranlable, surpassant largement ses prédécesseurs.
Itinéraire d’un apprenti dictateur en Égypte
Ancien chef des services de renseignement, l’autoproclamé maréchal, depuis sa démission de l’armée en 2014, s’est ainsi maintenu au pouvoir à travers des élections entachées de manière flagrante par des allégations de fraude électorale, fortement critiquées par des organisations internationales, sans succès. En 2014, l’ex-militaire remportait les élections avec près de 96,7 % des voix, et affirmait sa victoire avec 97 % des suffrages en 2018, bien que la participation ne fût alors que de 41,5 %. Dans sa quête de pouvoir, l’homme de 69 ans a récemment orchestré une réforme constitutionnelle lui permettant de s’octroyer un troisième mandat, opportunément prolongé à six ans. Pour renforcer sa légitimité et espérer gouverner jusqu’en 2030, le président ambitionne maintenant d’atteindre des résultats encore plus convaincants, en particulier en matière de mobilisation électorale.
L’homme fort du Caire déploie sans relâche, de manière officielle et officieuse, tous les moyens à sa disposition pour asseoir sa domination. Quiconque a arpenté les rues de la capitale animée ne peut ignorer les flots de propagande officielle déversés en sa faveur, des affiches monumentales ornant chaque édifice aux photos omniprésentes de sa personne jusque dans les cafés en passant par les rassemblements de soutien organisés en plein cœur des rues. Les fonctionnaires des administrations officielles, déjà largement favorisés par le régime à travers diverses revalorisations salariales au cours des dernières années, ont également été fortement incités à se rendre aux urnes aujourd’hui, dans le but de maximiser les chiffres de participation.
Le scrutin n’est toutefois pas à hauts risques : les rares candidats quelque peu connus, comme le socialiste Ahmed al-Tantawi, qui auraient pu grapiller des suffrages, ont été contraints de se retirer de la course. Les trois restants en lice sont aussi obscurs que peu significatifs : signe des temps, ni leurs photos ni leurs noms ne renvoient à des informations sur Wikipédia, même dans sa version anglophone. Ainsi, l’élection à laquelle nous assistons semble être purement formelle, car à moins d’un improbable coup de théâtre, il serait extrêmement surprenant d’obtenir un résultat différent de celui prémédité par le pouvoir.
Un colosse aux pieds d’argile ?
Il est indéniable que celui-ci, une dictature encore plus implacable que celle de son prédécesseur Hosni Moubarak renversée par le Printemps Arabe après trois décennies de règne, se trouve dans une position précaire. Ce n’est pas faute d’avoir tenté d’éradiquer méthodiquement tout ce qui subsistait des aspirations du Printemps Arabe, comme l’atteste Merna, une jeune hôtelière de 27 ans résidant à Alexandrie. Arborant une coiffure et un habillement à l’occidentale, la jeune femme, s’exprimant dans un anglais impeccable et titulaire d’un diplôme en littérature, ressent le besoin de prendre des précautions en éteignant et en éloignant son téléphone, tout en baissant la voix pour s’exprimer. Bien qu’elle ne soit pas « spécialement engagée en politique », Merna craint les représailles d’un pouvoir qui a déjà fait disparaître plusieurs de ses amis sans laisser de traces.
« C’est très dur ici … nous n’avons plus d’espoir, plus aucun. Quelle révolution ? Nous y avions tous cru en 2011, mais depuis tout a empiré » nous confie-t-elle. « Ici, vous pouvez avoir un ami, de la famille, juste une connaissance, il suffit parfois d’un seul post internet, et vous disparaissez, on n’entend plus jamais parler de vous, on a plus aucune nouvelle » ajoute-elle. Il faut dire que, sous le prétexte de défendre la patrie contre les islamistes, la répression s’est intensifiée au cours des dix dernières années, entraînant la mort de milliers de personnes dans des conditions très opaques au sein des prisons. La chose met en évidence, plus que jamais, l’absence générale d’une justice indépendante et de recours pour les familles et les victimes confrontées à la torture, aux disparitions forcées, aux exécutions extrajudiciaires, aux homicides illégaux et aux détentions arbitraires. Selon les organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme, on estime à environ 60 000 le nombre de prisonniers politiques dans les établissements pénitentiaires du pays des pharaons.
Bien que largement méconnue en France, il est impératif de qualifier la réalité d’une dictature brutale dans ce pays : le géant du Moyen-Orient, de loin le plus peuplé des nations arabes, jadis en tête du panarabisme, a malheureusement sombré dans l’oubli, tant au sein du monde arabe que de l’opinion internationale, tant en raison de sa reconnaissance de l’État d’Israël en 1979 et de son appauvrissement. Il est pourtant crucial de noter que l’Égypte, tout comme l’Arabie saoudite, demeure un client majeur des systèmes d’armes français, sans lesquels la France ne pourrait prétendre à sa confortable troisième place dans les ventes d’armes à l’échelle internationale.
De la stabilité aux profits
Certes, le bilan de son règne n’est pas totalement sombre, surtout du point de vue occidental : au cours de ses deux mandats, l’Égypte est parvenue à maintenir une stabilité relative dans une région notoirement instable, même si les améliorations économiques demeurent limitées. Alors que des pays voisins comme la Libye et le Soudan sont en proie à des conflits entre seigneurs de guerre, que le Liban, le Yémen, la Syrie et l’Irak sont des zones dévastées sous le contrôle tacite de milices iraniennes, et tandis que la Turquie et les Émirats pétroliers soutiennent des mouvements islamistes à nos dépens, l’Égypte se positionne comme l’un des États les plus alignés sur les intérêts occidentaux. Discret mais efficace, laïque et client fiable, Al-Sisi est perçu comme le client idéal, au point même d’avoir été décoré de la Légion d’honneur par Emmanuel Macron en 2020 …
À 47 ans, Ekil, guide touristique dans la vallée des Rois près de Louxor, exprime donc une admiration sans bornes envers celui qu’il considère comme un « héros » . Selon cet homme à la chemise entrouverte et aux Ray-ban dorées, qui jouit d’un niveau de vie relativement confortable selon les normes égyptiennes (137€ par mois en moyenne), le président a « sauvé le pays de l’islamisme » et de la menace qu’il aurait pu représenter. « Al-Sissi a ouvert le pays au monde extérieur, grâce à lui nous accueillons des touristes, et sans lui, avec les islamistes, nous nous serions repliés sur nous-mêmes et n’aurions rien gagné. Il est même probable que les islamistes auraient tenté de détruire ces monuments, témoins d’un passé qu’ils méprisent », affirme-t-il. Profitant des généreux pourboires d’une clientèle internationale, cet homme n’envisage nullement de voter pour un autre candidat.
Visionnaire selon ses partisans, mégalomane selon ses détracteurs, Al-Sissi a ainsi placé l’ouverture et le tourisme au cœur de ses principales initiatives. Entre la construction d’une nouvelle capitale pharaonique, des projets ambitieux de verdissement du désert, le doublement du canal de Suez, l’inauguration d’imposants musées à vocation internationale, et la modernisation des infrastructures de transport, ce nouveau grand bâtisseur n’a ménagé aucun effort pour positionner son pays comme une destination de choix. Cependant, ces décisions, loin de faire l’unanimité, ont contribué à creuser largement les déficits sans réellement apporter les bénéfices escomptés.
Une économie en berne
Malgré sa position en tant que deuxième puissance du continent, l’Égypte traverse une période économique délicate. La population notamment, demeure extrêmement démunie, malgré une augmentation sporadique de la richesse par habitant. Récemment, des nuages sombres se sont accumulés au-dessus du pays, frappé de plein fouet par la crise du Covid-19 et une baisse du tourisme, l’une des principales sources de revenus, en raison de la détérioration des conditions sécuritaires. Mohamed, 38 ans, chauffeur de taxi au Caire, exprime son chagrin face à la désertion de la capitale par les étrangers, sa première source de revenus. Cependant, lorsqu’on lui demande qui sont les responsables de cette situation, il lève les bras en signe de consternation et avoue ne pas savoir. « De toute façon, les politiques, c’est toujours la même chose », lance-t-il avec agacement. « Que ce soit avec Sissi ou un autre, les choses continueront de se détériorer, c’est ainsi. »
Confrontée à une inflation atteignant 38,5 %, voire près de 70 % pour les produits alimentaires, ainsi qu’à des pénuries aiguës de devises étrangères, la situation économique de l’Égypte se détériore considérablement en raison de la dépréciation de la livre, qui a déjà perdu la moitié de sa valeur en l’espace d’un an. Pis encore, l’inflation grignote désormais les revenus des classes moyennes qui, jusqu’à présent, parvenaient à s’en sortir. L’endettement de l’Égypte a quadruplé au cours de cette période, et le service de la dette absorbe désormais la moitié des recettes : même les créanciers du pays, nombreux étant donné que l’Égypte est le deuxième pays le plus endetté au monde derrière l’Argentine, commencent désormais à exprimer de sourdes inquiétudes quant à la santé de ce géant aux pieds d’argile.
L’Égypte, pays le plus peuplé du monde arabe, a également connu une augmentation spectaculaire de sa population au cours des dernières années, en raison d’une « contre-transition démographique » aussi étonnante qu’inattendue. Cette tendance découle d’une fuite massive des jeunes du marché du travail et d’un retour à la vie dans les campagnes, difficilement stoppée par le gouvernement bien que la pauvreté de cette population constitue l’un des moteurs de la contestation et de la montée de l’islamisme. Le taux de chômage, officiellement établi à un peu plus de 7 %, est de surcroît régulièrement critiqué au niveau international, accusé d’être manipulé par des agences sous influence, ne reflétant pas l’effondrement de la mobilité économique locale. Malgré la complicité du FMI et des pays occidentaux, la plupart des statistiques sont largement altérées pour préserver la stabilité d’un pays que peu souhaitent voir sombrer.
Une bombe à retardement en Égypte?
En définitive, la raison plus ou moins avouée du soutien continu de l’Occident à Al-Sisi réside dans le fait qu’il représente un moindre mal. Au sein du berceau des Frères musulmans, qui a déjà élu l’un de leurs candidats lors de la seule élection démocratique du pays en 2012, le risque d’établissement d’une république islamique demeure élevé. En tant que point névralgique entre l’Asie et l’Afrique, contrôlant la colonne vertébrale du commerce maritime mondial grâce au Canal de Suez, et premier pays arabe à établir des liens avec Israël, les enjeux sont tout simplement trop importants. L’effondrement de l’Égypte, souvent annoncé, jamais conjuré, n’a pourtant jamais semblé si imminent, tant la moindre étincelle pourrait mettre le feu aux poudres dans ce pays d’apparence si calme.
Toutes les soupapes de sécurité ont en effet été consciencieusement détruites au cours de la dernière décennie, de sorte qu’un effondrement économique ou un embrasement régional incontrôlé pourrait compromettre l’ensemble des plans liés à ce troisième mandat, si ce n’est hypothéquer l’avenir du pays lui-même. La situation actuelle en Israël et à Gaza est scrutée avec attention par le pouvoir, conscient que la population est prompte à s’enflammer rapidement en soutien à la cause palestinienne. Près de 90 % de la population demeure opposée à la normalisation des liens avec « l’entité sioniste ». Mustafa, jeune professeur d’arabe en freelance vivant entre Assouan et la capitale, au style branché et moderne, ne semble pas différer de l’opinion commune, refusant même d’entendre parler du nom du pays voisin. « Je ne reconnais aucun autre pays que la Palestine », s’indigne-t-il. « Il est intolérable que l’Occident, et plus encore notre propre gouvernement, puisse reconnaître cette entité coloniale qui opprime nos frères et sœurs. C’est totalement inacceptable. »
Alors que jusqu’à présent, aucun gouvernement, pas même celui de lMohamed Morsi, n’a envisagé de remettre en cause l’accord de coopération avec Israël (surtout en raison des pressions américaines), la position inflexible de Sisi, refusant toute ouverture de la frontière avec Gaza, reste incompréhensible pour beaucoup. En effet, le territoire palestinien est dirigé par une émanation des Frères musulmans, dont les liens avec l’insurrection islamiste dans le Sinaï sont évidents aux yeux du gouvernement égyptien. Celui-ci s’est opposé à toute aide et à tout transfert de population sur son sol. Bien qu’ayant tenté de se positionner en tant que médiateur, il n’est pas certain que cette posture lui garantisse indéfiniment les faveurs d’une opinion publique chauffée à blanc.
Ce troisième mandat inédit, qui devrait maintenir Sisi au pouvoir jusqu’à la fin de la décennie, est donc semé d’embuches. Reste à savoir si le maréchal saura se montrer à la hauteur, et s’il ne s’agit pas du tour de trop.
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