Société
« L’université est le principal lieu par lequel les Frères musulmans et les islamistes s’installent ! » : le cri d’alarme de Florence Bergeaud-Blackler
Florence Bergeaud-Blackler, anthropologue au CNRS, revient sur la mort de Yahya Sinwar et ses conséquences pour le Hamas. Elle analyse également la proposition de classer les Frères musulmans comme organisation terroriste. Pour la chercheuse, la bataille sémantique est cruciale pour comprendre les enjeux liés à l’islamisme et au frérisme.
Hier, Yassine Ouar a été annoncé mort par Tsahal. Pensez-vous que cela marque la fin de cette organisation islamiste ou est-elle encore vouée à renaître ?
Florence Bergeaud-Blackler : Mission accomplie pour Israël, bien sûr. Cela marque-t-il la fin de l’organisation islamiste ou des Frères musulmans ? Non, bien sûr. Il s’agit simplement du bras armé, en l’occurrence des représentants palestiniens des Frères musulmans.
C’est une bataille gagnée, mais elle était essentielle, car Israël a toujours dit que son objectif était de détruire le Hamas. Peut-être que les infrastructures ne sont pas toutes détruites, mais en tout cas, les têtes sont tombées.
Bruno Retailleau n’exclut pas de classer les Frères musulmans comme terroristes et d’interdire leur organisation. Qu’en pensez-vous ?
D’abord, il est cohérent avec ce qu’il avait déjà dit en 2022. Je crois qu’il y avait eu une pétition publiée dans un journal, dans laquelle Jacqueline Eustache-Brinio, l’auteure d’un rapport du Sénat sur les Frères musulmans, avait demandé à ce que cette organisation soit classée parmi les organisations terroristes. Donc, il envisage de le faire, mais il n’a pas dit qu’il le ferait de manière formelle. On peut se demander si cela sera efficace. Pourquoi faire ? Je pense d’ailleurs que c’est pour cela qu’il n’a pas été clair à ce sujet. Ils doivent encore réfléchir.
Il existe plusieurs façons de limiter l’influence d’une organisation : soit l’interdire en la classant comme terroriste, soit limiter sa publicité. Par exemple, l’Autriche n’a pas interdit l’organisation, mais a menacé d’amendes sévères toute publicité concernant la confrérie. Cependant, l’applicabilité de cette mesure doit être évaluée. Est-ce que ce sera efficace contre les mesures d’entrisme ? Nous savons que les Frères musulmans n’agissent pas seulement dans les mosquées ; ils opèrent dans tous les secteurs de la société, que ce soit dans le sport, comme l’a montré Médéric Chapiteau, ou dans d’autres domaines, notamment l’université.
L’université est le principal lieu par lequel les Frères musulmans et les islamistes s’installent et influencent le reste de la société. Cela est vrai depuis toujours. Les comités scientifiques sont infiltrés par les islamistes. La question demeure : que veulent les Frères musulmans ? Ce que j’appelle les « fréristes », ce ne sont pas seulement les membres de la confrérie secrète, qui sont très difficiles à détecter, mais tous ceux qui portent l’idéologie. Le frérisme est cet ensemble d’idées qui s’est développé depuis la création de la confrérie en 1928.
Comment allons-nous empêcher ces idées de se répandre dans la société ? Et d’ailleurs, pourquoi devrions-nous les empêcher de se diffuser ? Après tout, c’est un modèle de société, ce ne sont pas forcément des gens violents. Je crois qu’il faut limiter leur diffusion, car c’est une théocratie, et la théocratie n’est pas compatible avec la démocratie. À partir de là, il est crucial de réfléchir à ce que l’on souhaite réaliser. Est-ce que les moyens correspondent aux objectifs ? Pour le moment, les objectifs ne sont pas clairement définis.
Quelle place accordez-vous à la bataille des mots ? Il me semble que vous utilisez aussi le terme « guerre » à la place de « djihad ».
Oui, vous avez raison. La bataille sémantique est essentielle. D’abord, il faut traduire en français des termes comme « djihad », « taqiyya », « halal », etc., car ils ne sont pas toujours compris. Cela permet de mieux saisir l’importance de ces concepts dans le dispositif frériste. « Djihad » signifie « guerre ». C’est une guerre qui peut être militaire ou psychologique, mais c’est une guerre.
En utilisant les mots en français, nous facilitons la compréhension pour le grand public. C’est effectivement une guerre qui nous est menée. En précisant le terme de « frérisme », j’ai voulu donner une définition claire. Il était important de créer une architecture conceptuelle pour comprendre la vision, l’identité et le plan de cette confrérie ou idéologie. Le fait que Gérald Darmanin et Bruno Retailleau reprennent ce terme est un bon signe.
Mon livre se vend aussi au Danemark, où le terme « frérisme » a été traduit par « broderisme », et cela devient un terme approprié pour les Danois. Grâce à la bataille sémantique, nous avançons dans la définition des mots et, par conséquent, dans la compréhension des citoyens, qui peuvent ainsi mieux se positionner pour éviter le remplacement de la démocratie par une théocratie. La démocratie est le pouvoir au nom du peuple, alors que la théocratie est le pouvoir au nom de Dieu. Il est crucial de penser le frérisme non pas simplement comme un islam politique, mais comme un islam politico-religieux de théocrate.
Excusez-moi, j’ai une question. Si demain la majorité de la population européenne devenait musulmane, ne serait-ce pas naturel que nous arrivions à une théocratie ?
Oui, bien sûr. La question démographique est cruciale. Plus il y a de musulmans, plus les fréristes sont tentés de les influencer. Je fais bien la distinction entre les musulmans et les fréristes, et c’est pour cela que j’utilise ce terme. Oui, par le jeu démographique, nous pourrions instaurer un nouveau modèle.
Est-ce que nous le voulons ? Cela, nous le verrons. Je me souviens très bien de Marouane Mohamed, du Collectif contre l’islamophobie en France, qui a été interdit et qui est maintenant à Bruxelles, expliquant qu’on ne peut pas empêcher les Français et les musulmans de rêver du modèle qu’ils souhaitent instaurer. Et c’est vrai. C’est aussi un choix des Européens : quel modèle politique souhaitent-ils ?
Encore faut-il qu’ils soient bien informés sur ces formes de pression et ces nouveaux théocrates qui, bien sûr, utilisent la dissimulation, la ruse et le mensonge. Nous ne les voyons pas arriver, mais ceux qui étudient ces sujets savent ce qu’ils pensent et comment ils agissent. Ce savoir doit être diffusé dans la société. Malheureusement, ce n’est pas le cas aujourd’hui, car les médias et les universités, surtout, ne jouent pas leur rôle.
Vous faites régulièrement des demandes et, il me semble, que vous avez récemment passé une annonce publique sur Twitter pour être reçue. Avez-vous reçu des réponses ?
D’abord, il faut préciser que je suis chargée de recherche au CNRS, et mon milieu naturel est l’université et le monde académique. J’ai toujours travaillé dans ce secteur, et il est naturel pour moi d’être invitée à parler de mes travaux dans les amphithéâtres. L’année dernière, la Sorbonne m’avait invitée, mais la conférence a d’abord été suspendue, avant d’avoir lieu un mois plus tard. Cela a suscité une certaine émotion dans le public, qui s’est demandé pourquoi une chercheuse ne pouvait pas enseigner à la Sorbonne.
Les choses sont contestables et réfutables. La science est, par définition, réfutable. Ce que je demande, c’est qu’on comprenne ce que j’ai voulu faire et qu’on y apporte la contradiction selon les règles de la méthode. Malheureusement, je ne peux même pas aller sur les campus, ce qui m’empêche d’avoir cette contradiction qui me permettrait d’évoluer. Les chercheurs évoluent. Il est clair que cela est dû à un entrisme et à un noyautage de l’université, non seulement en France, mais aussi en Allemagne, au Danemark et en Grande-Bretagne.
C’est un problème européen, et même aux États-Unis, sur les campus, cela provient de plusieurs facteurs, notamment le financement des départements de sciences politiques et sociales par des pays du Golfe, qui n’ont pas intérêt à ce que nous abordions ces sujets. Il existe des universitaires complaisants, voire complices de ces idéologies, dont ils ont fait leur cheval de bataille tout au long de leur carrière. Certains continuent ainsi.
À lire aussi : Match France-Israël : sécurité renforcée aux abords du Stade de France
Aucun commentaire
Loading