International
Israël : Le piège du Hamas
Alors que la tension monte au Proche-Orient et que menaces d’invasion terrestre de la Bande de Gaza se précisent d’heure en heure, il apparaît que l’État hébreu et l’Occident s’apprêtent à s’engouffrer dans le piège qui lui a été tendu. Par Louis La Royère, correspondant en Israël.
Quels sont en effet les buts stratégiques du Hamas, tels qu’ils semblent désormais nous apparaître ? Le mouvement islamiste, qui a toujours revendiqué l’anéantissement de l’État hébreu, n’a probablement pas agi au hasard. Selon toute vraisemblance, une opération de l’ampleur de celle de samedi 7 octobre 2023 a nécessité, de l’avis des responsables sécuritaires israéliens comme américains, une préparation se chiffrant en mois, si ce n’est en années. Il est donc plus qu’improbable que le leadership du mouvement terroriste n’ait pas envisagé toutes les conséquences d’une telle offensive généralisée, bien au contraire.
Une opération très préparée
Comment sinon comprendre ce qui s’est produit il y a quelques jours ? S’il est encore difficile de trouver du sens dans une telle sauvagerie, et si nous ne connaissons pas encore les buts opérationnels de l’opération Déluge d’Al-Aqsa — comme elle a été nommée par ses investigateurs, certains détails ne peuvent manquer d’intriguer l’observateur avisé. Contrairement à ce qu’auraient pu faire croire les premiers éléments d’information, notamment la capture de multiples postes de polices aux frontières, d’établissements douaniers et d’une base militaire, le but premier de l’offensive ne semblait pas directement territorial. Si plusieurs commentateurs ont pu souligner l’éventuel intérêt d’une continuité territoriale opérée par la jonction des forces des territoires gazaouis et cisjordaniens, le gros de l’opération a cependant constitué en une attaque terroriste de grande ampleur sur les civils.
Jamais en effet dans l’histoire de l’État hébreu autant de citoyens n’avaient disparu en un seul jour. Une opération aéroportée sur un festival pour la paix, des familles exécutées dans leurs chambres, des enfants brûlés vifs ou égorgés, les exactions du Hamas se sont multipliées jusqu’à l’absurde. Aux pertes colossales, avoisinant désormais plus de 1 200 victimes, qui eussent elles-seules suffit à faire trembler le pays, s’ajoutent également une prise d’otage massive, toujours en cours à l’heure actuelle, ainsi que de nombreux actes de torture filmés et publiés à grande échelle par le Hamas. Lorsque l’on sait la sensibilité de la société israélienne à la question des otages, qui n’a pas hésité à libérer plus d’un millier de prisonniers palestiniens pour récupérer le Caporal Gilad Shalit en 2011, l’on comprend que l’opération ne devait rien au hasard. De toute évidence, ces actions, bien loin de n’être qu’un épiphénomène, représentent le cœur de l’action du mouvement palestinien : terroriser la population israélienne, engendrer la colère et provoquer une réaction la plus massive possible.
Il y a donc fort à parier que le Hamas, par le biais de ses tunnels ou de ses stocks de guerre, s’est depuis longtemps préparé à une offensive israélienne majeure au sein de ses frontières, espérant probablement y déchaîner un carnage vis-à-vis de la puissance occupante, tant sur les soldats que sur ses propres civils, dont l’utilisation comme bouclier humain n’est plus à démontrer. Une telle stratégie, qui n’est pas sans rappeler celle de nombreux exemples de guérilla urbaine, serait à n’en pas douter désastreuse pour l’état d’Israël, qui ne peut risquer trop de pertes, ni son image. En effet, la grande stratégie suivie par le Hamas est parfaitement cohérente, et probablement plus profonde encore, dans la droite lignée des tactiques suivies par le FLN durant la guerre d’Algérie : forcer une réponse la plus forte possible par l’adversaire, épuiser ses forces, provoquer des bavures et de cette manière internationaliser le conflit, en espérant que la pression mondiale le fasse plier. C’est ainsi que, transformant la question algérienne de problème intérieur français en conflit de décolonisation touchant toute l’humanité, le FLN avait ultimement fait plier De Gaulle.
Le Hamas n’est pas seul
Aujourd’hui, le Hamas sait parfaitement qu’il peut compter, outre de généreux sponsors dans le Golfe Persique, d’opinions plus que favorables dans bon nombre de pays musulmans. En Égypte même, pourtant premier pays arabe à avoir reconnu l’indépendance israélienne depuis 1979, des sondages récents ne démontraient qu’un soutien infime, d’à peine 13%, à la politique de paix envers l’état hébreu. D’aucuns pourraient, parmi ceux l’ayant déjà récemment condamné à la tribune des nations unies, passer aux actes et envisager des représailles, comme le menacent déjà les Houthis du Yémen, ou les groupes chiites d’Irak, de Syrie et du Liban, sans même évoquer l’Iran, dont beaucoup soupçonnent d’ailleurs l’implication dans ces attaques. De fait, au vu de la potentielle catastrophe humanitaire qu’augure l’intervention israélienne à Gaza, même des pays alliés ou neutres comme l’Égypte ou la Jordanie pourraient à terme se distancer largement d’Israël, voire imploser sous le poids d’une opinion publique chauffée à blanc, comme le démontrent déjà les tensions autour de corridors humanitaires de Gaza vers le Sinaï, ou les très importantes manifestations ayant eu lieu à Amman pas plus tard qu’hier. Il y a donc un fort risque de régionalisation du conflit à brève échéance, tout du moins de grave déstabilisation du Moyen-Orient.
Fût-ce le gouvernement israélien actuel le plus angélique qu’il eut été possible d’imaginer, ce qu’il n’est pas, la terreur et la rage ayant saisi la société israélienne rendent de toute façon toute option de négociation ou de cessez-le-feu inimaginable au cours des prochains mois. De surcroît, il y a fort à parier que la solution à deux États est définitivement enterrée. Pourtant, s’il est aisé de comprendre que la réponse israélienne soit la plus dévastatrice possible, il conviendrait de s’inquiéter de ses conséquences potentielles, au-delà même des populations locales, sur la situation stratégique du camp occidental dans son ensemble.
Le gendarme du monde bientôt à la retraite ?
Nous qui avons passé l’an et demi écoulé à expliquer que les attaques sur les civils, et tout spécialement les blocus ou les bombardements étaient parfaitement intolérables dans le cadre de l’invasion russe en Ukraine, nous nous apprêtons pourtant, à demi-mots peut-être, à donner carte blanche à Jérusalem dans ses buts comme dans ses moyens. Très bientôt, les images de jeunes enfants palestiniens noyés sous un déluge de feu provoqueront l’émoi tout aussi compréhensible d’une grande partie du monde. Une telle disproportion des moyens ne manquera assurément pas de causer un important ressentiment doublé d’une sensation d’hypocrisie de la part d’un Occident toujours plus contesté chez de nombreux états. Le même genre de sentiments que ceux qui avaient prévalu après 2004 en Irak, lorsque beaucoup comprirent l’étendue des mensonges américains, ou plus récemment en 2008/2011, lorsque, au mépris des règles du droit international, Américains et Occidentaux, ont modifié presque unilatéralement les frontières du Kosovo et du Sud-Soudan, dont on sait aujourd’hui qu’ils furent des prétextes à l’annexion de la Crimée, et demain peut-être d’autres territoires. Le dilemme occidental s’accroît d’autant que l’on mesure la finitude des ressources américaines : déjà occupé en Ukraine, le président Biden, confronté à la multiplication des fronts (Corée, Taïwan, Arménie, Kosovo, Afrique …) risque l’écartèlement.
L’Occident tout entier est donc désormais pris au piège d’un processus inéluctable, qu’il conviendra de modérer un maximum, sans toutefois risquer d’hypothéquer la survie d’Israël. Quoi qu’il arrive, cela ne risquera pas de jouer en notre faveur, d’autant plus que plus la réponse sera dévastatrice, plus elle rendra impossible la normalisation des relations avec les pays arabes dans les années à venir, sans compter tous ceux qui pourraient revenir sur leurs positions. En ce sens, l’impressionnant accord qui était sur le point d’aboutir entre Arabie Saoudite et Israël semble définitivement compromis. Dans le conflit mondial et multiscalaire qui s’est engagé entre le camp occidental et les nouveaux empires, il serait important de ne pas perdre de vue ces considérations, d’autant plus que Chine et Russie sont en embuscade pour marquer des points, comme l’a prouvé le récent accord arabo-iranien sous égide chinoise, où l’entrée dans les BRICS de pays du Moyen-Orient.
Même si la vengeance est un sentiment compréhensible, il faudrait, de manière objective pour les Israéliens, songer à la rendre la moins destructrice possible pour s’assurer un avenir dans la région. De même, puisque nous sommes embarqués dans ce conflit, il s’agit pour la France de ne pas compromettre ses opportunités diplomatiques à l’avenir. Il y a donc fort à parier que nous ayons pour longtemps à gérer les conséquences de cette crise.
Par Louis La Royère, correspondant en Israël.
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