Immigration
[Matinale] Noëlle Lenoir sur l’immigration : « Nous avons perdu beaucoup de temps ! »
L’assassinat de la jeune Philippine par un immigré sous OQTF a relancé les débats autour de l’épineuse problématique des expulsions. La première matinale de Frontières a donné la parole à Noëlle Lenoir et Xavier Driencourt.
Pour la première édition de la matinale de Frontières, nous avons eu la chance de recevoir Noëlle Lenoir ancienne ministre des Affaires européennes et membre du Conseil constitutionnel, ainsi que Xavier Driencourt ambassadeur en Algérie à deux reprises. L’occasion d’aborder la problématique, liée à l’immigration, des OQTF.
Erik Tegnér : Noëlle Lenoir, nous avons beaucoup entendu parler de la question des OQTF depuis le drame de Philippine. Que devons-nous faire aujourd’hui pour appliquer les OQTF dans notre pays ?
Noëlle Lenoir : Théoriquement, le régime des OQTF en France est assez sévère, puisque le délai de trente jours pour renvoyer l’étranger est deux fois inférieur au délai qui est prévu par la directive européenne. D’autre part, pour des raisons liées à la jurisprudence constitutionnelle, le juge des libertés et de la détention, le JLD, doit intervenir à intervalles réguliers. Évidemment, ce juge n’a pas en main le dossier, et il ne connaît pas la dangerosité de l’individu. Il prononce donc une libération de cette rétention administrative. En l’espèce, comme vous le savez, ce jeune Taha O., dont la rétention administrative a été interrompue par le juge, a été assigné à résidence dans un hôtel. J’indique qu’il y a beaucoup d’immigrés qui sont dans les hôtels français. Il s’est évaporé dans la nature et compte tenu du fait que la Suisse est dans l’espace Schengen, il a pu traverser la frontière sans encombre. Je crois qu’il y a eu une succession d’erreurs, mais à la base, c’est la conception même de ce régime juridique qui est absolument impossible à tenir.
Xavier Driencourt, ambassadeur à deux reprises pour la France en Algérie, vous avez publié hier une tribune dans Le Figaro sur le sujet des OQTF, dans laquelle vous proposez sept mesures très concrètes pour les appliquer. Quelles sont-elles ?
Xavier Driencourt : Pour reprendre un peu ce que disait Noëlle Lenoir, je crois qu’il y a trois facteurs bloquants dans ce dispositif : premièrement, les OQTF ne sont qu’une invitation à quitter le territoire et non pas une obligation.
L’individu sous OQTF dispose de trente jours pour préparer ses valises, deuxièmement, pendant ces trente jours, l’intéressé peut disparaître dans la nature. De plus, sur le plan réglementaire et juridique, en France, nous avons deux juridictions : le juge judiciaire et le juge administratif, qui se font concurrence et qui interviennent à des niveaux différents. Troisièmement, la question des laissez-passer consulaires, qui résulte de la coopération entre les pays, l’Algérie par exemple.
Noëlle Lenoir, pour vous, les laissez-passer sont-ils des excuses que l’on met en avant dans le débat public ?
Noëlle Lenoir : En 1988, j’étais directrice de cabinet du ministre de la Justice, Pierre Arpaillange. Un gouvernement nettement à gauche, avec un directeur de l’administration pénitentiaire qui était aussi orienté de la même façon. Nous avions évoqué l’idée d’un train qui irait directement de la prison jusqu’à la frontière, en Espagne ou à Marseille, pour embarquer sur des bateaux les immigrés dont on connaît la nationalité. Rétrospectivement, je pense qu’on a perdu beaucoup de temps.
Xavier Driencourt, avez-vous fait carrière dans des administrations ou des gouvernements qui peuvent parler en coulisses de certaines mesures, mais qui ne les appliquent pas ?
Xavier Driencourt : Oui, et non, parce que j’étais à mon premier mandat en Algérie sous la présidence Sarkozy qui était plutôt à droite, et puis mon deuxième mandat, c’était sous le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, où on voyait bien les points de blocage.
J’ai dû, dans certains cas, faire une intervention politique auprès du ministère algérien des Affaires étrangères pour demander l’exécution de l’essai passé consulaire à la demande de la CEDH. Cette dernière nous imposait un certain nombre de conditions, notamment d’avoir l’assurance que telle ou telle personne ne serait pas condamnée à mort en Algérie.
Bruno Retailleau a souligné que l’accord de décembre 1968 est un accord déséquilibré, très avantageux pour l’Algérie, mais très désavantageux pour la France. Concrètement, en quoi consiste cet accord franco-algérien et pourquoi faut-il justement le dénoncer ?
Xavier Driencourt : Ce qu’on ne réalise pas, c’est que l’accord du 27 décembre 1968 avec l’Algérie a été négocié parce que les accords précédents prévoyaient la liberté de circulation entre la France et l’Algérie, liberté de circulation parce qu’à l’époque, dans la négociation des accords d’Évian, on pensait, du côté français, que les pieds noirs resteraient en Algérie, et donc, ils avaient besoin de pouvoir voyager.
En juillet 1962, nous avons assisté au retour des pieds noirs, et la libre circulation ne jouait qu’au profit des Algériens. Donc, en 1968, on a négocié un accord avec l’Algérie qui, d’une part, ne rétablit pas la liberté de circulation dans les accords d’Évian, mais qui, d’autre part, donne énormément d’avantages à l’Algérie. Avantage en matière de regroupement familial, pour les étudiants, en matière de titre de séjour. Autre avantage sur le fait que le titre de séjour, dans cet accord, ne peut pas être retiré, sauf par le juge. Cet accord, comme le dit le ministre de l’Intérieur, est aujourd’hui dépassé, surtout que les Algériens n’exécutent pas les OQTF.
Noëlle Lenoir, quelles sont les solutions diplomatiques en lien avec la problématique de l’immigration ?
Noëlle Lenoir : Je suis très intéressée par un mot qui a été prononcé par Bruno Retailleau : la réciprocité. L’article 55 de la Constitution française dispose que les traités ont une valeur supérieure à la loi, sous réserve de réciprocité, à mon avis, il n’y a même pas besoin de dénoncer ce traité, puisqu’il n’est pas appliqué par l’Algérie.
La communauté algérienne représente 900 000 personnes immigrées légaux, c’est-à-dire près d’un million. C’est énorme compte tenu du fait qu’il y a beaucoup d’immigrés illégaux en parallèle. Je pense que sans vouloir stigmatiser une communauté par rapport à une autre, je ne vois pas pourquoi les Algériens bénéficient aujourd’hui d’un régime de faveur, même vis-à-vis des Marocains ou des Tunisiens ou d’autres nationalités.
Je pense que ce traité devrait être considéré comme mort, compte tenu de l’exception de réciprocité. En effet, si on passe un contrat et si vous ne le respectez pas, ce contrat n’existe plus. C’est un principe de droit international qui est séculaire et il est temps de l’appliquer et d’arrêter.
Vous avez tous deux signé en novembre 2023 une tribune très forte où vous portiez une idée neuve : celle de différencier Schengen pour les citoyens européens et pour les personnes hors de l’Europe. Noëlle Lenoir, en quoi consiste cette proposition ?
Noëlle Lenoir : C’est simplement de considérer que les États ne sont pas totalement passés à la trappe, en dépit de la construction européenne. Un État, c’est une population et des frontières. Il faut rétablir les frontières intérieures pour les ressortissants de ce qu’on appelle les pays tiers, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas européens. Je pense que même quand Schengen a été intégré dans le traité européen, beaucoup de pays ont souligné les problèmes posés en matière de trafic de stupéfiants et de traite des êtres humains.
Ce sujet, loin d’avoir été résolu, est devenu encore plus actuellement. Aujourd’hui, nous assistons à des politiques, y compris de la part de pays qui sont dirigés par des gouvernements de gauche, comme l’Allemagne qui rétablissent des frontières intérieures. Or, la Cour de justice de l’Union européenne, dans une décision que je conteste du 22 avril 2022, a décidé qu’on ne pouvait pas faire jouer la dérogation de rétablissement des frontières intérieures pendant six mois et qu’on ne pouvait pas prolonger, sauf en cas d’une menace grave terroriste et autres, je trouve ça absurde.
Les États ne vont plus respecter ces réglementations européennes. Alors, il vaut mieux que le droit européen s’adapte aux défis du terrorisme et de l’insécurité intérieure et extérieure, plutôt que de démanteler l’Union européenne. C’est mon avis.
À lire aussi : [Frontières – la matinale] la Gazette du 1ᵉʳ octobre
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