À vos yeux, quelle est la véritable raison, sur le plan politique, derrière l’emprisonnement de Boualem Sansal ?
Je n’ai pas plus d’informations que vous et me contente de lire ce qui se dit. Il semble que les déclarations de Boualem Sansal, notamment celles tenues chez vous au sujet de l’Ouest algérien qui aurait appartenu au Maroc, aient suscité une vive controverse. Par ailleurs, certains avancent que les autorités algériennes auraient été irritées par l’attribution du prix Goncourt à Kamel Daoud, un autre écrivain franco-algérien. D’autres encore estiment que ce pourrait être une manière pour l’Algérie de faire payer à Emmanuel Macron sa position en faveur du Maroc dans l’affaire du Sahara.
Cependant, ce que je crois surtout, c’est que les Algériens ne ratent pas une occasion d’humilier la France. En l’occurrence, ils montrent que le gouvernement français, malgré la récente naturalisation de Boualem Sansal par Emmanuel Macron en personne, se révèle incapable de le sortir des griffes de la dictature algérienne. Cela s’inscrit, à mon avis, pleinement dans leur manière de procéder.
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Pourquoi le régime algérien montre-t-il une si grande sensibilité lorsqu’il est comparé au Maroc ?
Le régime algérien nourrit une obsession envers le Maroc, presque aussi marquée que celle qu’il entretient envers la France. À mes yeux, cela s’explique par le contraste flagrant entre les deux pays. Le Maroc représente tout ce que l’Algérie n’est pas : un véritable État, doté d’une monarchie ancienne, dont la structure a été préservée, notamment grâce au général Lyautey, qui a maintenu l’organisation traditionnelle de la société marocaine.
En comparaison, la République française a, il faut bien le dire, profondément bouleversé la structure traditionnelle de l’Algérie, ce que les Algériens ne reprochent pourtant jamais à la France. Ce bouleversement a contribué au désordre identitaire et mental auquel est confrontée une grande partie de la population algérienne, tandis que les Marocains, eux, savent qui ils sont.
L’histoire de l’Algérie, en particulier la guerre d’indépendance contre la France, est régulièrement utilisée comme un paravent pour masquer les nombreux échecs du pouvoir algérien. Échecs économiques d’abord, dans un pays qui n’exporte essentiellement que le pétrole découvert par la France. Échecs politiques ensuite, marqués par l’incapacité d’instaurer une démocratie ou de garantir les libertés publiques. Échecs sociaux enfin, illustrés par le désespoir de ces nombreux jeunes qui cherchent à fuir le pays.
À cela s’ajoute l’incapacité d’organiser une économie exempte de corruption et de bâtir un pays véritablement libre. Tous ces échecs sont dissimulés derrière le discours glorieux – ou prétendument glorieux – de la guerre d’indépendance.
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Boualem Sansal a affirmé que la partie ouest de l’Algérie appartenait autrefois au Maroc. Cette déclaration est-elle fondée ?
Il est important de comprendre qu’il n’existait pas de frontières entre l’Algérie et le Maroc à l’époque. Les territoires étaient traversés par des tribus nomades, qui circulaient librement entre les deux régions. D’ailleurs, il est probable que mes propres ancêtres en faisaient partie. Pour illustrer ce point, il existe un village nommé Azemour au Maroc, et un autre portant le même nom en Algérie. Cela témoigne de l’absence de frontières à l’époque.
La notion de frontière, tout comme celle d’État-nation, est une invention européenne, développée par des puissances comme la France et l’Angleterre. Ces concepts ne s’appliquent pas à l’histoire du Maghreb, où l’identité reposait sur des bases différentes. Pour les populations de cette région, tous musulmans, ce qui primait, c’était l’appartenance à l’Oumma, la communauté islamique. Pour eux, qu’on soit Marocain ou Algérien n’avait pas grande importance, car l’unité religieuse surpassait les distinctions territoriales.