International
Cisjordanie : la grande oubliée du Moyen-Orient ?
De l’autre côté du pays, au cœur de ces vallées montagneuses et arides qui constituent les territoires de Cisjordanie, se joue l’autre partition du conflit en cours. Occulté par la guerre entre Israël et Gaza, retour sur ce théâtre oublié.
Dépendants de l’état d’Israël via l’Autorité Palestinienne créé par les accords d’Oslo en 1993, la Cisjordanie, ou plutôt la « Judée-Samarie » telle qu’elle est officiellement dénommée par l’administration israélienne, constitue la majeure partie des territoires occupés par l’État hébreu depuis la guerre de 1967. D’une superficie de seulement 5 860 km², soit l’équivalent du département de l’Oise, elle abrite cependant plus de 3,35 millions d’habitants, près d’une fois et demie la population parisienne, pour large majorité des Palestiniens autochtones et réfugiés des précédents conflits. Ses terroirs rocailleux et poussiéreux, impropres à l’agriculture intensive, sont de surcroît divisés en trois zones de souveraineté distinctes, en fonction du degré de contrôle de l’État d’Israël sur ceux-ci.
Mosaïque de petites enclaves discontinues plutôt que véritable territoire, la Cisjordanie, contrairement à la bande de Gaza, bien que les deux zones soient censément du ressort de l’autorité palestinienne, est gouvernée d’une main de fer par le Fatah, émanation politicienne de l’OLP de Yasser Arafat, et par son ancien bras droit, le vieillard corrompu Mahmoud Abbas, 88 ans. Proto-état à la reconnaissance internationale plus qu’ambiguë, la Cisjordanie n’en demeure pas moins gérée et largement administrée par israël, qui l’a d’ailleurs circonscrite d’une large barrière de sécurité au début des années 2000 afin de proscrire toute intrusion terroriste vers le reste de son territoire. Depuis, les échanges de biens et de personnes ont été largement réduits à peau de chagrin, et dépendent du bon vouloir des administrations des quelques checkpoints.
Un territoire fragmenté et dominé
Résultat : un appauvrissement relatif vis-à-vis du reste de l’État hébreu, avec un PIB réel par habitant de 4 458 dollars, dans la moyenne de celui des voisins libanais ou irakiens, toutefois bien plus élevé qu’à Gaza, soumise à un sévère blocus depuis une quinzaine d’années. Cependant, c’est surtout le processus de colonisation, légal comme sauvage, qui envenime les relations au sein de cet espace. Encouragé par une idéologie messianisme et expansionniste, nombreux sont ces (près de 700 000 à l’heure actuelle) Israéliens qui ont tout quitté pour venir s’installer, avec femmes et enfants, au sein de ces terres qu’ils jugent consubstantielles à l’intégrité de leur patrie. Ces colonies, parfois licitement construites, souvent légalisées a posteriori, jouent en effet un rôle crucial dans la mise en valeur de ces zones au profit de l’État hébreu, et ce, au mépris du droit international.
Fréquemment conflictuelles, les relations entre colons juifs et autochtones palestiniens se tendent régulièrement du fait d’attaques des premiers sur les seconds, quand il ne s’agit pas de vols de terres et de bétail ou d’empoisonnement de puits, auxquels répondent le plus souvent des vagues d’attentats. Le cycle de la violence y est ainsi perpétuel, fait d’agressions et d’expéditions punitives entre des individus de plus en plus fanatisés. Chaque année, on dénombre ainsi près d’un millier d’expulsions sauvages de Palestiniens de leurs terres ancestrales, rarement punies par les autorités israéliennes, dont une partie rêve de plus en plus ouvertement d’une annexion de ces terres en bonne et due forme. Un climat d’impunité s’est ainsi peu à peu installé, auquel a répondu un accroissement de l’insécurité parmi les populations palestiniennes, fuyant leurs champs et parfois leurs maisons.
Une violence libérée en Cisjordanie
Mais l’attaque du 7 octobre a désormais tout changé, et la violence s’est désormais libérée. Depuis près d’un mois, c’est ainsi plus de 120 palestiniens qui ont été tués en Cisjordanie, par des colons ou des militaires, pour des motifs plus ou moins douteux (toutes choses égales par ailleurs, au cours de l’année 2022 toute entière, 150 palestiniens avaient perdu la vie dans des conditions analogus). À la chasse aux terroristes, légitimement compréhensible du point de vue des autorités sionistes, s’est toutefois doublée une volonté de vengeance d’une minorité de colons extrémistes, qui n’hésitent plus à abattre purement et simplement des locaux, par volonté de vengeance ou sentiment de menace. De fait, la sécurité de ces derniers s’est considérablement dégradée, à tel point que beaucoup hésitent maintenant à sortir de chez eux ou à se rendre au village d’à côté voir leur famille ou simplement poursuivre leur activité économique.
De surcroît, les vagues d’arrestations, la multiplication des fermetures de checkpoints par les autorités ont presque totalement interrompu les flux de biens et services dans les deux sens : selon des témoignages locaux, près de la moitié des magasins seraient désormais vides tandis que les prix auraient explosé. Concomitamment, une large partie de la vie économique locale, fondée sur des allers-retours réguliers en territoire israélien, est désormais à l’arrêt. C’est ainsi le cas de de Hamoudi (“mignon” en hébreu), tel qu’il est surnommé par les locaux, ouvrier d’un chantier de Césarée et bloqué en Cisjordanie depuis le 7 octobre, et qui ne peut plus subvenir aux besoins de sa famille. C’est également le cas d’Adel, un surveillant musulman d’une école primaire de Binyamina, menacé d’expulsion du fait de multiples plaintes des parents d’élèves voyant en lui un potentiel terroriste. Du fait de ces privations, mais également par solidarité avec leurs “frères” de Gaza, de nombreuses manifestations anti-israéliennes ont également eu lieu depuis le mois dernier.
Une cocotte-minute ?
Après la mort d’un Israélien, tué près de la colonie d’Einav dans le nord de la #Cisjordanie, par des tirs palestiniens, des dizaines de colons israéliens ont attaqué le village palestinien de Deir Sharaf, à quelques kilomètres, mettant le feu à des voitures et des commerces. pic.twitter.com/qVP4ZsD7vz
— Gilles Gallinaro (@GallinaroG) November 2, 2023
Dans ce climat bouillonnant, une seule étincelle peut mettre le feu aux poudres. Le 2 novembre, un réserviste israélien a ainsi été tué dans le nord du territoire en réaction à cette emprise croissante, ce qui s’est traduit le lendemain par une mise à sac de la ville arabe voisine de Deir Sharaf par des groupes juifs fanatiques. Des dizaines de voitures et de bâtiments ont ainsi été brûlés avant que l’armée n’intervienne pour tenter de calmer la situation, mais de tels incidents sont de plus en plus communs.
Ainsi, des soldats israéliens se sont filmés violentant et humiliant un groupe de sept ouvriers palestiniens ayant tenté de s’introduire illégalement en Israël, et bien qu’une enquête soit en cours pour déterminer les coupables et les circonstances de l’incident, beaucoup craignent que la chose soit mise sous le tapis. C’est jusqu’ici la résignation qui domine de ce côté de la “barrière de sécurité”, mais il est plus que probable qu’elle ne dure pas éternellement.
La Cisjordanie prête à exploser ?
Aussi, la Cisjordanie est prête à exploser. Les souvenirs des deux dernières intifadas, ces révoltes de la jeunesse des territoires palestiniens, sont encore dans toutes les mémoires. Si la situation est jusqu’ici sous contrôle, un seul incident pourrait faire basculer l’enclave dans la rébellion. Du fait d’une autorité palestinienne parfaitement discréditée et de l’attrait du Hamas parmi la jeunesse, vu comme un acteur plus honnête, et à cause d’un processus de paix entièrement bloqué, il ne semble plus exister aucune soupape de sécurité, de sorte qu’un possible bain de sang dans les semaines à venir n’est pas à exclure. Mais alors que l’armée israélienne est actuellement occupée à Gaza et à la frontière libanaise, une telle éventualité risquerait à nouveau d’éloigner toute perspective de paix à long terme.
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