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Jacques Baud : “il y a une hypocrisie dans la manière d’aider l’Ukraine !”
Ex-membre du renseignement stratégique suisse et ancien colonel d’état-major, Jacques Baud, a participé à divers programmes en Ukraine pour l’OTAN, notamment en 2014. Il revient dans son entretien sur la guerre en Ukraine.
Début de l’entretien YouTube de Jacques Baud :
Le 17 janvier 2023, Andriy Yermak, le chef de l’administration présidentielle ukrainienne déclarait suite au feu vert de Washington et de Berlin pour l’envoi de blindés occidentaux à Kiev : « C’est une journée historique, un de ces jours qui sera déterminant pour notre future victoire. » Un an plus tard vous publiez un livre entérinant l’échec de l’Ukraine. Qu’est-ce qui a changé depuis cette déclaration ?
Cette déclaration aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. Ce qu’on a vu durant l’année 2023 et notamment la contre offensive qui devait être décisive, c’était la troisième armée ukrainienne. La première n’est plus l’armée qu’on a connu le 24 février 2022. Cette première armée ukrainienne, ses capacités opérationnelles ont été réduite pratiquement à zéro à partir de mi-juin 2022. C’est là que les ukrainiens ont compris qu’ils n’arriveraient plus, ils l’ont dit, à continuer à combattre sans l’aide des occidentaux. Ils étaient dépendants de l’aide occidentale. L’aide occidentale est devenue déterminante. Dans un premier temps, les occidentaux ont amené les restes de l’ex-Union Soviétique qui se trouvaient des les anciens pays de l’est, Pologne, Pays Baltes etc. Ils ont raclé les fonds de tiroirs, ont amené leurs anciens chars soviétiques, modernisée ou non, et les ont donné à l’Ukraine. Donc l’Ukraine a formé une deuxième armée avec ses vieux matériels avec lesquels ils avaient une certaine familiarité puisque ils étaient semblables à ceux qu’ils avaient perdu à parti du 24 février. Puis, à partir de la fin 2022, cette deuxième armée à son tour a été épuisée. À la fin 2022, le général Zlouchni disait à The Economist qu’il avait besoin de 500 chars. Il a demandé à l’occident de refaire une armée en quelque sorte. L’acceptation de cette nouvelle fourniture d’armes a été pour Lermarck le signe d’un nouveau départ. Mais cela devait indiquer qu’il y avait eu un faux départ. L’Ukraine victorieuse proclamée depuis février et la défaite de la Russie était une chimère. Cet échec de 2022 est à la mesure de l’espoir de 2023. Au lieu d’en tirer les conséquences et de comprendre que la Russie était beaucoup plus fort que ce qu’on avait imaginé au début du conflit, que l’Ukraine était beaucoup moins prête, qu’on l’imaginait, à affronter la Russie, on continué sur la lancée. On a été trompé par notre propre narratif. Au lieu de se remettre en question, on a persévéré sur la voie de 2022. Résultat, nous n’avons fait que repousser l’échéance d’une défaite. Dans mon titre, je dis « comment les occidentaux ont amené l’Ukraine vers l’échec », pas vers la « défaite ». Il n’y a pas encore de défaite, mais on voit que c’est un échec dans la mesure où quelque soit la forme qu’il prendra, on n’est pas dans un dynamique de succès. En tous cas, on n’est pas dans la dynamique de succès qu’on nous a promise. C’est important, car en imaginant qu’on était dans un dynamique de succès, on a poussé l’Ukraine toujours plus loin dans la mauvaise direction. Ce n’est pas qu’un problème de géopolitique, c’est avant tout un problème humain. L’échec se traduit par des pertes humaines. C’est effectivement ce que l’Ukraine subit et c’est finalement ce qu’on lui a fait subir. Ce qui est encore plus grave, c’est qu’on lui a fait subir cela presque volontairement. Des politiques américains, pour essayer d’encourager, car beaucoup se posent des questions du la pertinence de l’aide apportée à l’Ukraine, ont commencé à dire que c’était une bonne idée car comme ça on arrive à combattre la Russie sans perdre de vies humaines nous-mêmes. D’un côté on disait c’est l’Ukraine qui perdra les vies pour nous, donc nous on n’en perd pas, donc c’est très économique, c’est le meilleur investissement qu’on puisse faire. Ça montre le cynisme, ce sont des occidentaux qui l’ont dit : si vous lisez la dernière citation que j’ai dans cet ouvrage, c’est une citation qui nous vient d’une étude … Corporation faite en avril 2019, qui explique la stratégie pour affaiblir la Russie. Cette stratégie comprend tout ce qu’on a vu ces deux dernières années : l’aide à l’Ukraine, pousser l’Ukraine dans un conflit, mais pas seulement cela. Les conflits Azerbaijan-Arménie, l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’OTAN. C’était le plan contre la Russie. Les analystes de cette étude ont averti : « si vous appliquez cette stratégie, elle risque d’avoir un prix : que l’Ukraine perde des territoires et qu’elle ait d’énormes pertes humaines et qu’elle sera poussée dans une paix défavorable. En 2019, on connaissait les risques d’appliquer cette stratégie à la Russie. L’objectif de toute cette affaire, ce n’est pas Poutine qui le dit, n’est pas d’aider l’Ukraine, c’est d’affaiblir la Russie. L’objectif de la stratégie américaine depuis Trump, en continuité avec Biden, c’est la Chine. Dans l’idée de certains stratèges américains, il y avait cette idée d’avant de s’attaquer à la Chine, il fallait d’abord couper la Chine de couper de toutes ses ressources. Une partie de ses ressources pouvait être fournie par la Russie. Affaiblir la Russie, c’était supprimer une ressource politique, géopolitique, géostratégique à la Chine et coupe la Chine des potentielles ressources physiques, pétrole, terres rares, etc, qu’elle aurait pu trouver en Russie. Il y avait cette idée d’encercler la Chine avant de l’attaquer de front. Cet encerclement passait par le démentellement de la Russie qui semblait être une proie facile, c’est la que les occidentaux se sont trompés. 9min53 On l’a vu dans les commentaires des politiciens et des économistes qui prétendaient que la Russie était très fragile, que le tissu social était fragile, que Poutine était détesté. Il suffisait de très peu pour faire basculer l’ensemble vers le chaos et le changement de régime. On a donc sous évalué la capacité de la Russie. On a vu la Russie telle qu’elle était au début des années 2000, convalescente après des années de communisme. On n’a pas su voir que la Russie avait des potentialités bien plus grandes. On s’est persuadé que Poutine était impopulaire en Russie, donc ses efforts pour refaire une Russie crédible n’allait pas être accepté par la population. On n’a jamais su expliquer pourquoi il n’était pas populaire.
Et on constate par ailleurs, que Poutine a une popularité considérable. C’est une réalité dont on ne peut pas faire l’économie quand on planifie un guerre. Or, on s’est concentrés sur nos préjugés et on a fait une fausse évaluation de la Russie, on a pensé qu’elle s’effondrerait vite. Bruno Le Maire annonçait sur Europe 1 l’effondrement de la Russie. C’était l’objectif de ces sanctions massives, multidimensionnelles, qui devait prendre la Russie de court car tout arrivait en même temps de manière brutale. Probablement, si on avait appliqué toutes ces sanctions, il y a une vingtaine d’années, probablement la Russie se serait effondrée. Mais on était en 2022, et c’était elle réalité de 2022 qu’il fallait voir. Résultat, on s’est engagé dans une guerre en pensait qu’on aurait une victoire facile, en réalité ça s’est retourné contre nous. On prend ce retour de flammes de plein fouet et on a aujourd’hui une Russie renforcée économiquement, militairement et elle s’est crédibilisée dans tout le reste du monde. Le monde occidental, c’est 40 pays, le monde n’est pas fait de 40 pays. 150 autres pays forment le monde. Aujourd’hui ce sont ces 150 autres pays qui se sentent raffermis, car il voient que l’occident s’est profondément trompé, il a pris le contre-pied de ses valeurs : le rôle à jouer dans la paix du monde. Ni la Suisse, ni l’Europe, n’est présent pour la résolution du conflit. On s’aperçoit de la portée de ce phénomène, pas seulement dans le cadre du conflit ukrainien, mais on s’en aperçoit aujourd’hui dans le conflit palestinien, nous n’avons plus le droit à la parole : nous sommes impuissants face au problème.
Nous n’avons plus la crédibilité, les liens diplomatique. Aujourd’hui on s’aperçoit que l’occident est plus isolé que jamais au plan de la paix internationale. C’est ce qu’il faut ressortir de mon ouvrage. J’ai montré comment dans ce conflit, on a eu d’un côté un occident qui s’est mis en porte à faux avec ses propres valeurs, et de l’autre une Russie restée cohérente avec ses valeurs. Cohérente le haut en bas, la lecture de la guerre, la structure des forces, la manière de conduire la guerre, de jouer sur les éléments politiques, diplomatiques et militaires, dans une cohérence a finalement servi la Russie, alors qu’à l’inverse les occidentaux se sont retrouvés dans une incohérence. Nous n’avons pas su mettre en cohérence nos valeurs, nos capacités militaires, diplomatiques, et aujourd’hui est la résultante de ces incohérence. La diplomatie n’est pas là pour alimenter la guerre, elle est là pour arrondir les angles, faciliter les contacts, les rapports, encourager le dialogue. Or, la diplomatie occidentale durant le conflit ukrainien a été là pour empêcher le dialogue, acquérir les pays du reste du monde à notre cause. Au lieu d’essayer d’utiliser la diplomatie pour créer des ponts, non l’a utilisée pour monter des murs. L’idée de l’ordre mondial qui a émergé de la deuxième guerre mondiale, dont les Nations Unies sont l’expression la plus concrète, c’était l’idée qu’à partir de maintenant on avait des plateformes de discussion. Même à l’ONU on a bloqué les uns, les autres. On a fait ça avec nos valeurs, la liberté d’expression , de la presse ont été totalement verrouillés par un narratif exclusif.
Vous déplorez depuis le déclenchement du conflit, le fait que nombre d’observateurs aient sous estimé la stratégie initiale de la Russie, en affirmant qu’ils se seraient lancés dans cette guerre de façon impulsive. Plus globalement, vous dénoncez l’approche du conflit adoptée par les médias occidentaux les plus mainstream. Cette approche a-t-elle joué en faveur de l’Ukraine ?
Le rôle des médias, finalement, n’a pas été de permettre un arbitrage du conflit, ou de permettre un discours, un dialogue, un débat. Il n’y a eu nulle part des débats sur le conflit. Quand il y a eu des plateaux de télévision, on a parlé entre gens convaincus. Le but n’était pas de résoudre le conflit, mais de détruire la Russie. Je suis un guerrier de la guerre froide, j’étais dans les services de renseignement à ce moment. C’est au niveau du renseignement que s’est fait la guerre froide. On se battait contre des soviétiques, la lutte n’était pas au niveau des personnes, des sociétés. C’était contre des systèmes politiques. Les soviétiques luttaient contre l’impérialisme et le capitalisme et le occidentaux se battaient contre le communisme, le marxisme. C’était une guerre de systèmes politiques, pas de personnes. Là, la particularité de ce conflit a été de personnaliser le conflit. C’est Vladimir Poutine. Ça s’est traduit par « les russes ». Ce n’est pas pour rien que vous avez des artistes russes, handicapés russes exclus de compétitions. On a instrumentalisé la population pour qu’elle se retourne contre Poutine. À la manière dont les médias ont traité ce conflit, cela a donné une odeur nauséabonde, parce qu’on a essayé d’instrumentaliser les sociétés, les hommes et non pas les systèmes.
Tous les médias financés par les États et d’autres, ont contribué à cette personnalisation du conflit, à passer d’un conflit politique à un conflit humain. Qui a conduit même à des exactions contre des individus en France et ailleurs. C’est un développement assez triste et c’est ce qui m’a révolté dans l’appréhension de ce conflit.
Ce conflit est devenu extrêmement émotionnel, on n’a pas essayé d’expliquer, de comprendre. On s’est cantonné dans des forteresses narratives et on a combattu à partir de là. Dans une guerre, quelle qu’elle soit, vous ne pouvez pas faire l’économie de comprendre votre adversaire. Sans cela, vous perdez, automatiquement. Dans toutes les guerres, ce phénomène a été observé. Dans les guerres passées, contrairement à ce qu’on imagine, au sud-est asiatique des années 60-70 par exemple, ont remarque qu’il n’y avait moins la volonté de détruire les population mais plus de les comprendre. On se demandait comment agir sur la psychologie des individus. Même au Vietnam les américains ont tenté de comprendre les populations, finalement ils ont préféré tout bombarder. Cependant, les efforts ont été faits par les services de renseignement pour travailler avec les populations locales, plus qu’aujourd’hui. Aujourd’hui on est dans l’idée d’écraser. On ne se préoccupe pas tellement de ce pense l’adversaire, on est plus fort donc on l’écrase.
C’est avec a même philosophie qu’on a conduit l’Ukraine dans ce conflit. Le problème c’est que quand vous êtes plus fort, c’est facile de jouer sur l’incompréhension. Ça devient plus complexe quand l’adversaire a à peu près la même taille que nous. Là, vous êtes obligés de mieux comprendre comment il agit, vous ne pouvez pas agir par le rapport de force mais par l’intelligence. Malheureusement, les médias nous ont poussé dans la mauvaise direction, ils nous ont poussé à penser que les Russes étaient des imbéciles, faibles, mal outillés. D’ailleurs on s’aperçoit que les soldats ukrainiens, on les a engagé au front en leur faisant croire que les russes n’avaient plus de munitions, étaient épuisés, que ce sera facile. D’un coup les soldats sont désabusés, ce n’est pas l’adversaire qu’on leur a présenté. Ils ont plus de munition que les ukrainiens, ils sont plus dynamiques, mieux commandés. On a été finalement trompés par notre propre narratif et on a fait une guerre en ne connaissant ni l’adversaire ni nous même. C’est la pire des situations possibles.
Volodymyr Zelensky était en visite dans trois pays baltes et a martelé qu’ils pourraient être les prochains. Quelles sont les implications plus larges du conflit ukrainien sur la sécurité et la politique internationale. Croyez-vous en une extension du conflit aux pays frontaliers de la Russie et de l’Ukraine ?
Non. Le conflit ukrainien est lié à l’Ukraine et à sa politique envers la minorité Russe. C’est une minorité très importante, vu le passé entre l’Ukraine et la Russie. Par conséquent, la Russie a toujours eu un oeil sur ses minorités qui restent dans les anciens pays de l’Union soviétique. À la fin de l’URSS, quand les pays ont pris leur indépendance, il y avait aussi des russes sur les territoires. Le problème de ces anciennes républiques socialistes soviétiques, c’est qu’elles ont été créées par un nationalisme qu’on peut concevoir. Mais ils n’ont pas eu la sagesse de comprendre qu’il fallait tenir compte de la minorité russe qui demandait un respect. Dans la droite ligne de ce que veut la charte des nations unies : le respect des minorités. Ça ne veut pas dire qu’elles aient une prépondérance, mais elles devaient avoir une existence reconnue. Je prends l’exemple de l’Estonie, que l’estonien soit la langue nationale est tout à fait normal, mais compte tenu de la population russophone sur le territoire, il aurait été bien de reconnaitre le russe comme seconde langue nationale. Ce n’est pas cet qu’il s’est passé, on a fait des russes des non-citoyens, car on est parti dans cette dynamique nationaliste.
La Russie est évidemment sensible à ces choses, elle ne veut pas intervenir, mais dès que cette minorité est mise en danger physiquement par l’État, et c’est cet qu’il s’est passé en Ukraine, ça a donné à la Russie la raison d’intervenir au profit de ces populations, qui étaient quand même, n’en déplaise à nos médias, sujettes à des exactions depuis 2014 au moins. Ça, c’est la raison qui a provoqué l’intervention russe. La seconde chose rédhibitoire pour les russes était l’idée que l’Ukraine pourrait devenir une base pour des missiles nucléaires, ou d’engagement nucléaire contre la Russie. Tout cela s’ajoutant, la situation de la minorité russe, certains pourront dire que c’est un prétexte, est la raison pour laquelle la Russie est intervenue. Si l’Ukraine n’avait pas eu de problème avec la minorité russophone, la Russie aurait sans doue réglé son problème de rapprochement de l’OTAN différemment.
C’est un phénomène sui generis, mais on n’est pas dans l’idée d’un Poutine qui veut restaurer la grandeur de l’Union soviétique, on est dans les fantasmes. On aurait pu éviter cette intervention s on avait contraint l’Ukraine, comme ce à quoi s’était engagé la France et l’Allemagne, à respecter les accords de Minsk qui devait régler le sort de cette minorité russe en Ukraine. Ce sera la même chose avec les pays baltes, qui sont très nationalistes, ont toujours été proches d’une idéologie ultra nationaliste. Ces pays commémorent le 3e Reich, c’est devenu presque un célébration, ce qui est inquiétant quand on voit qu’on les intégré dans l’UE, c’est incohérent. Ces pays essayent comme l’Ukraine de provoquer l’a Russie avec ses minorités. Mais ces pays sont déjà partis de l’OTAN, or intervenir dans ces pays serait s’exposer à des difficultés. Les russes sont très conscients du problème, ils sont très réfléchis et pas du tout impulsifs. Ils savent qu’ils pouvaient entrer en Ukraine à ce moment mais que si l’Ukraine était dans l’OTAN, ils n’auraient pas pu le faire et ils ne le feront certainement pas à tous prix. On est sur des calculs très froids mais très cohérents, et c’est cela qu’il fallait comprendre de ce conflit.
Les américains commencent à se poser des questions sur l’aide apportée à l’Ukraine, ils se disent qu’ils perdent leur argent pour rien. Le retour sur investissement est nul. C’est pour cela que Zelensky, à l’inverse, essaye de peindre le diable sur la muraille. « Il faut continuer de nous aider, sinon demain ce sera d’autres pas », dit-il. On est là dans un narratif de dernier recours, pour tenter de stimuler un intérêt qui pour les occidentaux commence à s’étioler.
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