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« Mexicanisation » de la France : et si c'était pire ici ?
Je suis mexicain. Et français, depuis dix ans. Une longue histoire.
Elle a commencé au début des années 80 dans une colonia de la grande banlieue de Mexico. Les maisons sont de bric et de broc. Les rues ne sont ni pavées ni goudronnées et se transforment en chemins de boue quand il pleut. On y a l’eau courante mais elle n’est pas potable. L’électricité va et vient. La plupart des familles, toutefois, s’efforcent d’être dignes.
Comme ses nombreux frères et soeurs, ma mère est arrivée de son village reculé des montagnes du sud du pays. Elle est successivement manutentionnaire, nounou, vendeuse, ouvrière à domicile payée à la pièce. Elle tombe enceinte dans des conditions un peu sordides. Mais, pour elle et pour toute la famille, je suis quand même une bénédiction.
« Pauvres, misérables parfois, mais ensemble. Et chez nous, dans notre pays, notre patrie. »
La vie est dure, cependant. Certains jours, l’argent manque pour manger. L’entraide est là. Celle de l’entourage, du voisinage. Ma mère refuse tout ce qui l’obligerait à se séparer de moi. Ce dont a le plus besoin cet enfant que le bon Dieu lui a envoyé de manière inattendue, c’est de l’amour de sa mère. Contrairement à des centaines de milliers de ses compatriotes, elle résiste donc aux sirènes états-uniennes, ce qui l’obligerait à me laisser en garde au pays. Pauvres, misérables parfois, mais ensemble. Et chez nous, dans notre pays, notre patrie. Elle n’en travaille que davantage, avec son fils à ses basques. C’est ainsi.
Et puis il y a l’école. Ma mère l’a quittée à douze ans mais elle a compris que c’était pour moi la seule voie de salut, la seule voie pour m’en sortir. Sortir de la violence surtout.
La violence omniprésente. Partout, dans les maisons, dans la rue, les transports en commun. La violence des actes, la violence des mots. C’est la décennie où les cartels explosent. Je manque voir mon oncle se faire assassiner sous mes yeux d’enfant. Recruté comme sicario, il y passera quelque temps plus tard. Le petit frère de ma mère, fauché par une rafale de fusil-mitrailleur.
La marijuana, la cocaïne se déversent sur l’Amérique du Nord par le Mexique. Un tsunami qui s’échoue en vagues blanches dans les saladiers des moralisateurs et des belles âmes, là-bas aussi. Les familles sont déchirées, éplorées, dans une sorte de deuil permanent. La solidarité joue à plein, nourrie par les valeurs traditionnelles et évangéliques, qui irriguent toujours les consciences. Les roses mûrissent sur le fumier.
« Et puis il y a l’école, encore et toujours. Un vieux voisin nous prête des livres, à ma mère et moi qui n’avons pas un peso pour en acheter. »
Ma mère me pousse et elle apprend avec moi. Ça tombe bien, j’adore ça. L’école est un sanctuaire. Uniforme, salut au drapeau, rigueur, dévouement des professeurs, et la fête, souvent, car nous savons savourer les joies simples.
Je brille, je décroche des bourses. Plus tard, j’entre au prestigieux Institut polytechnique de Mexico. Et un jour, récompense suprême, bien que redoutable : on m’envoie faire mon doctorat de microbiologie au pays de Pasteur, en France ! Là commence la deuxième partie de mon histoire, et l’autre versant de ce témoignage.
« Je suis un immigré, moi aussi. Mais je ne me sens pas comme eux. »
Je débarque à Lyon. Je ne parle pas un mot de français. On m’installe dans un foyer de jeunes travailleurs. Je suis un immigré. Je croise beaucoup de jeunes qui, en théorie, appartiennent aussi à cette catégorie. Beaucoup. Trop, même.
Première, deuxième, troisième génération, ils ne sont pas la France que je m’attendais à rencontrer. Je suis un immigré, oui, moi aussi, mais, en dehors de quelques exceptions, je ne me sens pas comme eux.
Eux, pour moi, c’est le monde à l’envers. Moi, je rêve d’avoir le bel accent de mes professeurs, de prononcer les [r] sans les rouler, les diphtongues, les [en], les [an], les [ain], les [u], les gutturales, les palatales, etc. Eux, ils semblent cultiver un parler particulier, se fichent de la syntaxe, du genre des mots, de leur musique. Dans leur langage, leur allure, leurs goûts artistiques, ils revendiquent des appartenances qui me paraissent artificielles. Je sens chez eux une violence qui me rappelle celle du Mexique. Elle éclate parfois. Les bagarres, les rixes, les émeutes, dans un pays civilisé comme la France – je n’en reviens pas ! Mais je vois bien que, dans cette France qui est toujours la France, les « vrais » Français ne semblent plus aux commandes.
« Au Mexique, nous ne laisserions pas faire ça – ça, c’est-à-dire laisser des étrangers faire la loi chez nous. »
Et je ne comprends pas leur attitude, à ces « vrais » Français. Je les trouve souvent soumis, aveugles, lâches, dépassés par leur prétendu humanisme, comme s’ils acceptaient d’être étrangers dans leur propre pays. Ça me déroute profondément.
Je me dis que, jamais, au Mexique, nous ne laisserions faire ça – ça, c’est-à-dire tolérer que des étrangers fassent la loi chez nous, et nous imposent leur culture, leurs coutumes, leur manière de s’habiller et de parler.
Pour moi, un immigré doit consentir à obéir, à faire des efforts, à passer après les autres, à renoncer, à faire ses preuves, à gagner ses galons. La culture du travail, elle s’applique là aussi. Comme à l’école ou dans une entreprise. J’ai envers la France le même regard que sur la vie, celui que ma mère m’a inculqué : le mérite.
La plupart des immigrés que je rencontre refusent tout ça. Je comprends vite que les immigrés sont l’armée de réserve de la délinquance, de la criminalité et, bien sûr, du narcotrafic. Pour la France, c’est la double peine : son identité méprisée, sa sécurité minée. Toujours le même profil, dans les médias, les postes de police, les tribunaux. Moi aussi, je suis un immigré, mais je n’ai rien à voir avec eux – pourquoi ?
« Les jeunes immigrés détruisent la société car ils sont pauvres, pour exprimer leur colère d’être pauvres. J’enrage ! »
J’entends des associations et des politiciens qui, pour les défendre, recourent à l’argument de la pauvreté : les jeunes immigrés détruisent la société, car ils sont pauvres, pour exprimer leur colère d’être pauvres. J’enrage : non, taisez-vous ! Moi, je suis pauvre ! Un jour que je n’ai plus d’argent pour payer mon métro vers l’université, j’ai ma mère au téléphone, en pleurs, car elle ne peut rien m’envoyer – elle non plus n’a rien. À dix mille kilomètres de distance, en pleine mondialisation, nous sommes unis dans la pauvreté et le chagrin.
Alors, belles âmes, ne parlez pas de ce que vous ne connaissez pas ! Sur ma colonia aux rues défoncées et aux habitants qui meurent encore d’une grippe mal soignée, les milliards des impôts payés par les honnêtes gens ne pleuvent pas comme ils pleuvent sur vos « cités sensibles » ! Aujourd’hui encore, je les vois, ces jeunes gonflés d’impunité, choyés par le « camp du bien », qui errent en hordes sauvages dans certains quartiers, à certaines heures du jour ou de la nuit. Ils me font peur comme les sicarios de ma colonia.
J’entends parler de « mexicanisation » de la France. Ça me fait mal, mais pas pour les raisons qu’on imagine. Oui, c’est vrai, au Mexique, il y a dix, peut-être cent fois plus de morts qu’en France à cause du trafic de drogue et de la violence qu’il engendre. Mais, au-delà des chiffres, il y a, dans la version française de ce phénomène, une composante qui la rend effroyable : le déni. La complaisance. La faiblesse.
« Certains refusent clairement que la France se donne les moyens de ne pas connaître un destin à la mexicaine. »
« Mexicanisation » ? Peut-être… Mais il y a une chose qu’on ne pourra pas reprocher aux Mexicains : ils n’ont pas voulu des cartels, ils n’ont pas voulu des narcos, ils n’ont pas voulu être envahis par la drogue et la violence. Peut-on en dire autant des Français ?
Je n’en suis pas sûr, quand on observe, par exemple, les résultats des élections. Certains refusent clairement que la France se donne les moyens d’échapper à la « mexicanisation ». J’ai la prétention de croire que moi, le petit Mexicain qui connaît le prix du sang et de la sueur, je suis plus français qu’eux.
Docteur en sciences, diplômé de l’Institut Polytechnique de Mexico et de l’Université Claude Bernard-Lyon I, naturalisé français en 2014, Hugo Guerrero est cadre dirigeant dans une multinationale française.
2 commentaires
six.amandine@outlook.fr
Votre parcours est admirable ! Je suis d'accord avec vous concernant le mérite ; on donne trop facilement la nationalité française aujourd'hui.
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