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Amine Elbahi : « La France a tout à perdre à remettre en cause l’accord franco-algérien de 1968 »
EXCLUSIF : Le juriste Amine Elbahi s’oppose à la dénonciation de l’accord franco-algérien de 1968, alertant qu’une telle décision pourrait provoquer un contre-effet migratoire et nuire aux intérêts stratégiques de la France et de l’Algérie. Il décrit les conséquences d’un tel choix dans les colonnes de Frontières.
Signé dans un contexte où les blessures de la guerre d’Algérie étaient encore vives, l’accord franco-algérien de 1968 était un compromis historique. Il régissait la circulation, l’emploi et le séjour des ressortissants algériens et de leurs familles, tout en reconnaissant la spécificité des liens entre les deux pays. Aujourd’hui, cet accord est vilipendé par certains comme un vestige désuet. Ces critiques sont non seulement mal informées, mais dangereusement simplistes. « Dénoncer » cet accord serait non seulement contre-productif, mais un véritable aveu d’échec politique et diplomatique pour la France.
Dénoncer l’accord de 1968, c’est ouvrir une boîte de Pandore. Ce texte, bien qu’ancien, constitue un équilibre subtil. Depuis sa signature, les évolutions législatives en France – à commencer par la création du « Visa Schengen » largement en mouvement depuis 1995 – ont redessiné le paysage migratoire. Le CESEDA, modifié plus de vingt fois depuis sa promulgation, et une gestion européenne erratique des flux migratoires ont réduit l’efficacité de cet accord. Mais cela ne justifie pas son abandon. En effet, cet accord encadre précisément les droits des ressortissants algériens, limitant leur accès à certains dispositifs avantageux du droit commun français. En d’autres termes, l’accord de 1968 n’a pas vocation à être un privilège, mais une régulation.
Abroger cet accord serait un coup d’épée dans l’eau. Ceux qui appellent à le dénoncer aujourd’hui étaient ceux qui appelaient à la « renégocier » hier. Plus qu’un aveu d’échec dans le temps, c’est un aveu d’impuissance politique insupportable. La dénonciation de l’accord franco-algérien de 1968 ne freinerait pas l’immigration mais, au contraire, la renforcerait. Les droits des Algériens relèveraient du régime général : le code de l’entrée, du séjour et du droit d’asile (CESEDA). Les dispositifs créés par les réformes de 2003, 2016 et 2018, comme la carte de séjour pluriannuelle ou le passeport talent, deviendraient accessibles. Pire encore, les personnes entrées illégalement en France pourraient se prévaloir du régime général et faire examiner leur demande d’admission exceptionnelle au séjour, facilitant ainsi leur régularisation. Les conséquences seraient catastrophiques pour la politique migratoire française, déjà mise à mal par régulation migratoire défaillante.
Sur le plan diplomatique, la situation serait tout aussi alarmante. Dénoncer l’accord de 1968 équivaudrait à déclarer une guerre froide à l’Algérie. Ce serait une provocation inutile, une rupture délibérée des relations bilatérales, déjà engagée par la reconnaissance de la « marocanité » du Sahara occidental. Or, l’Algérie est un partenaire incontournable dans la lutte contre les flux migratoires irréguliers et un acteur majeur de la stabilité en Afrique du Nord. Les flux migratoires observés en Lybie ou en Tunisie se sont déplacés vers l’Algérie, conséquence de la « politique italienne de fermeté », louée à Giorgia Meloni. La France, qui applique déjà une réduction drastique des visas accordés aux Algériens, ne peut se permettre d’aggraver cette tension. Une telle initiative risquerait de compromettre les accords de coopération sécuritaire, essentiels à la lutte contre le terrorisme, les réseaux criminels et les réseaux de passe clandestine vers l’Europe. Plus encore, une dénonciation unilatérale de cet accord aurait des conséquences immédiates et concrètes. L’Algérie pourrait suspendre la délivrance des laissez-passer consulaires (LPC), certes timide en l’état actuel, maisindispensables pour expulser les ressortissants algériens en situation irrégulière. Sans ces LPC, la France se retrouverait dans l’impasse, incapable de renvoyer ces individus. Cette perspective, loin de renforcer le contrôle migratoire, encouragerait au contraire les réseaux clandestins, déjà florissants.
Les partisans de l’abrogation de l’accord de 1968 se trompent d’enjeu. Ce n’est pas en modifiant les conditions d’entrée que la France retrouvera la maîtrise de sa politique migratoire, mais en améliorant les conditions de retour. Les engagements pris en matière de délivrance des laisser-passer consulaires (LPC) dans le cadre d’un accord confidentiel signé entre les deux pays le 28 avril 1994 restent mal appliqués, pour faciliter l’expulsion des ressortissants algériens en situation irrégulière. Si des blocages subsistent, ils relèvent davantage d’une inadéquation autour d’une volonté politique d’agir plutôt que d’une incompatibilité juridique.
Enfin, réduire les relations franco-algériennes à la seule question migratoire est une offense à l’histoire commune des deux pays. Les intérêts communs entre Paris et Alger vont bien au-delà des flux migratoires : lutte contre le terrorisme, stabilisation de la région sahélienne, coopération économique et culturelle. L’Algérie, forte de ses ressources en hydrocarbures, a su affirmer son autonomie économique. Les aides au développement attribuées ne représentent que 0,08% du PIB algérien. Dénoncer cet accord dans cet « esprit » serait un acte de mépris, un refus de considérer l’Algérie comme un partenaire digne de respect. Et si la mesure de rétorsion choisie était d’augmenter les tarifs douaniers, le gouvernement français n’aura qu’à mesurer en contrepartie les répercussions sur la hausse du coût de l’énergie.
L’heure n’est pas au bras de fer, mais au dialogue. Plutôt que de déchirer un accord historique, la France doit chercher à le moderniser, à l’adapter aux réalités actuelles. Abroger l’accord de 1968 ne serait pas un signe de force, mais un aveu d’échec retentissant. Ce choix irait à l’encontre de nos responsabilités historiques, de notre avenir commun et des aspirations des deux millions et demi de Franco-Algériens et d’Algériens vivant en France. Paris et Alger doivent renouer avec une vision partagée, non pas pour réécrire leur passé, mais pour construire un futur ambitieux et solidaire. Entre ces deux nations si profondément liées, la rupture n’est ni une solution, ni une option. Elle serait une défaite collective, sur tous les fronts.
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